Images de la Russie en quête d’image

L'ŒIL

Le 1 mai 2004 - 751 mots

Avis à quiconque se méfie, légitimement, des opérations culturelles « lourdes » : cette Photobiennale moscovite (la cinquième), quoique ressortissant à ce genre, valorise bel et bien l’industrie culturelle. Où tant de manifestations de la même eau ronronnent (programmes clicheteux, images de circonstance, commissariats « copinage »…), celle-ci se distingue du tout-venant à deux titres au moins. D’abord, par son programme de qualité, à la fois autochtone et international, prompt à mettre en tension création russe et productions occidentales, et notamment, s’agissant de cette édition, françaises ou liées à la France. Ensuite, par la lisibilité de ses intentions, indéniablement politiques, sinon nationalistes, portées par le souci de mettre en valeur une création propre, que calibrerait une « vision » russe.
Pour le souci d’ouverture, consignons ainsi l’intérêt témoigné à la photographie hexagonale, représentée de manière directe comme indirecte. Directement, à travers une exposition consacrée
à Orlan et à ses portraits digitalisés « transculturels », mariant canons occidentaux et extra-occidentaux. Indirectement, via la présentation de séries photographiques signées William Klein, Mimmo Jodice ou Ralf Gibson, un hommage à Paris de ces imagiers transis de francitude, ville intense par eux démuséifiée et captée par-delà de ses trop habituels poncifs (la touche Doisneau). Pour le souci « local », en résonance, on retiendra les multiples séries que consacrent les photographes russes à leur nation, un regard souvent moins familier qu’interrogatif, appréhendant fréquemment le locus comme une terre étrangère : ainsi de Sergei Chilikov avec Samara, de Sergei Bratkov, Vita Bouivid et Sergei Leontiev revisitant la Volga, ou de Gleb Kosorukov, Ryazan. En l’espèce, les visions déprimées qui avaient prévalu lors de la précédente décennie (voir les déclassés sociaux ukrainiens photographiés par Boris Mikhailov, devenus emblématiques de l’ex-URSS) laissent place à une attention plus équitable à l’humain, moins prédéterminée aussi par le sentiment d’une forcément fatale déréliction de la civilisation russe. Voir, à ce registre, les enfants et les adolescents gagnés par l’occidentalisation que photographie Evgeny Mokhorev, ou encore, par le collectif AES, la génération future du pays entrevue à travers les agences de modèles pour enfants de Saint-Pétersbourg, forte d’espérances mais aussi de doutes.
Par ses attendus introspectifs et de représentation, cette cinquième biennale moscovite de photographie n’est pas sans rejoindre les préoccupations politiques d’un État en quête d’ancrage, et d’ancrage européen avant tout autre, position géographique et voisinage géopolitique obligent. Puissance devenue secondaire, la Russie a non seulement perdu, depuis la Perestroïka gorbatchévienne, son aura de patrie du socialisme (il est vrai dès avant largement écornée, et plus que pour le pire), mais encore son ambition, une fois tournée la page du communisme, de pays apte à se propulser dans l’ère de la mondialisation. Ce déficit d’image rend dès lors plus pressant de montrer comment le pays, en un véritable exercice d’autoanalyse – voire d’autopsychanalyse – reprend la mesure de lui-même, préalable obligé à l’affichage d’une spécificité russe ainsi qu’à ce retour justifié, qui n’en finit plus de tarder, dans le concert des nations.
Cette reprise de soi, est-il besoin d’y insister, la photographie la sert à l’envi et de manière efficace, en tant qu’outil de recharge symbolique.
Le choix des images et des thématiques, ici, s’avère pour cette raison le plus calculé qui soit : une section « Identité » pour dire la singularité du peuple russe, une section « Cité » pour décliner
la topographie singulière et multiple des Russies, une section « Images numériques » pour afficher sa modernité. Sans oublier, last but not least, la publicité donnée à des images restées interdites sous l’ancien régime, à Léningrad par exemple, ville présentée dans une version underground jusqu’alors inédite, plus l’inévitable vision nostalgique, illustrée par l’ouverture de fonds photographiques consacrés à la Russie tsariste (que l’amant éperdu des droits de l’homme ne se fasse toutefois pas trop d’illusion : la Tchétchénie ? Silence, on oublie, du moins pour l’instant). La recharge symbolique, on l’aura compris, ne vise pas au hasard. Le signale, en particulier, la notoire volonté des organisateurs d’occuper le terrain de la représentation dans deux directions temporelles à la fois : le présent, tandis qu’on veut souligner ce que seraient les singularités russes et, en particulier, les singularités inaperçues ; le passé, mais alors appréhendé non comme à l’ère soviétique mais bien contre elle, pour montrer ce qui en fut alors occulté, en dépit de son être.
Tous les ingrédients classiques, au demeurant, de la refondation symbolique.

« Photobiennale 2004 », MOSCOU, divers lieux (Maison centrale des artistes, Nouveau Manège, musée d’Histoire contemporaine, Maison de la photographie...), jusqu’au 17 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : Images de la Russie en quête d’image

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