L’art d’aimer sa télé

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 mai 2004 - 816 mots

15 avril 1969 à 22 h 40 en Allemagne. Le programme commence avec le vernissage de l’exposition « LAND ART », mais on ne distingue aucune œuvre derrière les invités. Et puis, l’exposition s’ouvre sur la première chaîne de télévision ouest-allemande. Elle commence sur une marche rectiligne de dix miles, effectuée par l’Anglais Richard Long dans la campagne anglaise près de Dartmoor, un 20 janvier 1969. Lui succèdent Barry Flanagan, avec Trou dans la mer, moment poétique où un simple cylindre de Plexiglas crée une dépression dans la marée montante. Puis Dennis Oppenheim, à cheval sur la frontière canado-américaine, qui trace dans la neige une ligne : à droite au Canada il est 14 h, pendant qu’il est 15 h aux États-Unis à gauche, l’inscription sur l’écran en atteste. Suivent Robert Smithson, Marinus Boezem, Jan Dibbets, Walter De Maria et Michael Heizer. Il n’en manque pas un de ceux qui ont construit la légende de ce mouvement mythique, tous ont répondu à l’invitation de cet Allemand qui voulait mettre la télévision au service de l’art. En imaginant une exposition rien que pour le petit écran, presque sans son, dénué de tout commentaire, Gerry Schum lance du même coup le terme « Land Art » en Allemagne, puis en Europe par des expositions où il diffuse son programme. Gerry Schum s’est chargé du tournage de chacune des propositions, totalement inédites à leur diffusion en 1969. Son idée était de rendre l’art plus accessible mais aussi de contrecarrer le principe de collection privée en faisant entrer les œuvres dans le domaine public. C’est certainement ce point, outre l’originalité de l’entreprise, qui a dû séduire des artistes aussi radicaux que Smithson ou Heizer, soucieux d’échapper aux règles du marché. La démarche restera utopique mais n’empêchera pas Schum de produire une seconde émission, diffusée le 30 novembre 1970, « Identifications ». L’exposition télévisuelle reprenait la même forme ascétique, peu de son, pas de commentaire, pas de musique d’habillage et enchaînait les créations inédites d’artistes européens aujourd’hui vénérés comme Joseph Beuys, Daniel Buren se jouant facétieusement d’une mire, Gino de Dominicis hilarant à force d’essayer de voler, Giovanni Anselmo, Alighiero e Boetti en ambidextre virtuose, Mario Merz, Ger van Elk en barbier pour cactus, Gilbert & George dans le Sussex, Richard Serra, Lawrence Weiner. Et il ne s’agit que d’une sélection faite dans ce programme brillant ! La démarche est sidérante, les films, d’une étonnante qualité, rarissimes. La télévision baisse les bras, trop radical, des images pas assez mobiles pour elle qui en est déjà au spectacle, à l’ingestion rapide. Schum enchaîne à Düsseldorf en 1971, et monte la première galerie au monde à être uniquement consacrée à l’art vidéo, spécialisée dans la production et l’édition de pièces. Ses initiatives donnent le tournis tant elles sont en avance sur leur temps. Toutes ces histoires étaient connues des historiens de l’art, notamment de ceux spécialisés en Land Art, car l’aventure est l’une des premières infiltrations connues des artistes américains en Europe. Mais les ouvrages s’étendaient peu sur la question, quid des œuvres, des conditions de tournage, de l’insatisfaction d’Heizer qui le poussa à retirer son projet après la seule diffusion télévisée ? Ursula Wevers qui participa à l’aventure de Schum, « Fernseh Galerie », a religieusement sauvegardé ces œuvres malgré l’instabilité du médium vidéo, a suivi de près les progrès techniques en la matière afin de transférer les bandes sur des supports plus fiables et viables. Elle a tout gardé des cartons d’invitation (à eux seuls des œuvres), des catalogues, des photographies des tournages exténuants et compliqués à cause du manque de maniabilité du matériel. Venue de Düsseldorf cette exposition inédite s’installe au casino du Luxembourg et permet de recomposer l’histoire avec ces documents rares et de regarder pour une fois la télévision avec un peu plus de piment. Le catalogue pour l’instant uniquement en allemand est une bible, une traduction française est en cours ; elle se révélera indispensable. Cette exposition, c’est un peu comme une éclipse, il ne vaut mieux pas la rater. La scénographie sobre et fonctionnelle sert au mieux le travail effectué il y a trente-cinq ans par cet homme qui a eu le culot de proposer une exposition à la télévision. Et on se dit qu’on n’était pas là à la bonne heure, au bon endroit. La séance de rattrapage est juste à côté pour voir des inédits signés par les maîtres de la seconde moitié du xxe siècle. Et puis si vous trouvez qu’une télé où on voit un feu de cheminée, ce n’est pas révolutionnaire, dites-vous juste que ce film de Jan Dibbets fut diffusé à la télé allemande la semaine de noël 1969 lors d’interruptions brutales et inexpliquées. On a presque envie qu’un putsch télévisuel permette de rediffuser ces expériences.

« Ready to Shoot – Fernsehgalerie Gerry Schum/videogalerie schum », LUXEMBOURG, casino, forum d’art contemporain 41 rue Notre-Dame, tél. 352 22 5045, 27 mars-6 juin.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°558 du 1 mai 2004, avec le titre suivant : L’art d’aimer sa télé

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