Bill Brandt

Aux frontières du réel

L'ŒIL

Le 1 juin 2004 - 1398 mots

Le Victoria & Albert Museum célèbre le centenaire de la naissance du photographe britannique Bill Brandt (1904-1983) à travers une importante rétrospective. Considéré comme l’un des grands témoins de la vie sociale et culturelle anglaise de l’entre-deux-guerres, il s’est également intéressé au paysage, au portrait et au nu féminin.

Tout au long de sa carrière, Bill Brandt embrasse les quatre grands genres de la photographie : le reportage, le portrait, le paysage et le nu. Dans une approche d’abord très documentaire lorsqu’il photographie la société anglaise à travers ses différents types, puis en glissant vers une démarche stylistique plus singulière, faisant basculer une part de son œuvre – et notamment ses nus féminins – dans un univers où le réel flirte avec l’étrange. Cette exposition d’envergure, qui rassemble plus de cent cinquante clichés issus des archives Bill Brandt, retrace sa carrière sous ses différents aspects.
Celui que l’on considère aujourd’hui comme l’un des plus grands photographes britanniques est en fait né à Hambourg, en 1904. Grandissant dans une famille aisée, Brandt est éveillé tôt à l’art et à une littérature romantique dont l’influence va marquer ses paysages dans les années 1940 et 1950. Sa carrière de photographe débute à Vienne en 1927, comme portraitiste en studio. Il rencontre Eva Boros, qui deviendra sa première femme. Le portrait qu’il réalise du poète Ezra Pound en 1928 marque véritablement le début de sa carrière : satisfait du travail du jeune photographe, Pound le recommande à son ami américain Man Ray, qui travaille à Paris. Bill Brandt arrive dans la capitale en 1929 et devient l’assistant de l’artiste durant trois mois. Paris est alors le haut lieu de la vie culturelle, le point de rencontre de toutes les tendances ; la photographie moderne s’y développe par le biais des magazines et des galeries (Jeanne Bucher, la galerie du Sacre du Printemps, la galerie d’Art surréaliste).
Dans ses photographies, Bill Brandt décrit un univers qui oscille entre le réalisme du détail et un monde de fiction. D’où un certain mystère qui nous emmène ailleurs, une atmosphère assurément marquée par l’attrait de Bill Brandt pour le surréalisme. Ce que retient Brandt de Man Ray est le primat de l’idée. La photographie est une vision et non une représentation. Il s’agit de transfigurer le réel pour en révéler l’étrangeté. Mais à la différence de Man Ray, Brandt ne s’intéresse pas aux manipulations en laboratoire, ni aux effets du hasard. Tout est contrôlé. Brandt admire aussi les photographies d’Eugène Atget – qui meurt en 1927 – pour leur caractère troublant, inquiétant, pour leur onirisme. Bill Brandt réalise lui-même ses tirages, forçant les contrastes jusqu’à ces noirs profonds qui deviennent un élément caractéristique de son style (Train leaving Newcastle, 1936). Dans certains travaux comme Nude (1952, ill 7), les noirs et les blancs construisent véritablement la composition.

Le nu, énigmatique et sculptural
Lorsqu’il s’installe en Grande-Bretagne en 1934, Bill Brandt aspire à devenir photographe indépendant. Il travaille pour divers magazines (Weekly Illustrated, Lilliput…), prépare sa série sur les Anglais et son livre The English at home. Ce premier ouvrage, publié en 1936, est un portrait contrasté de la société anglaise à travers des types – les policiers, les gardes, les servantes, les écoliers… –  et des stéréotypes, comme dans cette photographie de 1935 qui montre deux servantes debout, figées derrière une table, incarnant l’ordre et la discipline. Brandt photographie des styles de vie – scènes de golf, cocktails dans des jardins privés d’un côté, portraits de familles travaillant dans les mines de l’autre – plus que des individus. Il s’intéresse aux extrêmes, constituant une sorte de rapport ethnographique et critique par la photographie. Son second livre, A night in London, publié en 1938 en Angleterre, à New York et à Paris, s’inscrit davantage dans l’esprit d’un récit. De la tombée du jour à l’aube, les clichés fixent les moments qui se répètent chaque nuit et qui caractérisent une ville en la rendant familière (le lait et le journal du matin dans Morning in Belsize Avenue, 1936). Ces images revêtent un intérêt documentaire, mais pas seulement. Elles montrent aussi l’admiration de leur auteur pour des photographes comme Doisneau, Cartier-Bresson et surtout Brassaï, pour le climat et la poésie de son Paris de nuit. Mais leurs « nuits » ne sont pas les mêmes, malgré des sujets communs, indissociables de la vie nocturne, comme la prostitution. Dans Footsteps coming nearer (1936), Brandt choisit un cadrage très cinématographique : une femme debout devant une vitrine éclairée, un homme qui s’avance vers elle dans le noir. En 1931, Brassaï photographie aussi une prostituée (Rue Quincampoix), mais la femme est seule, elle attend, comme une ombre cernée par la lumière ténue de la rue. La scène de Brassaï est moins narrative, davantage dans l’expression d’une solitude que chez Brandt. La photographie de ce dernier est plus dramatique, l’homme pourrait s’apprêter à commettre un meurtre, l’atmosphère est celle d’un polar. Ces deux premiers ouvrages de Brandt connaissent un succès confidentiel, mais les critiques sont élogieuses et Brandt parvient à toucher un plus large public par le biais de la presse. Son principal rival en Angleterre, Cecil Beaton – qui connaît un succès commercial important –, dira en 1973 qu’il considère Bill Brandt comme le plus grand photographe anglais vivant.
Pendant la guerre, Brandt réalise d’importants reportages. À la demande du gouvernement, qui crée en 1941 le National Building Record, il photographie les monuments historiques afin de constituer une base documentaire sur les bâtiments qui pourraient être bombardés. Avant 1940, Brandt ne photographie pas de paysages, ou très peu. Il est assurément un photographe des villes et des gens, mais les paysages désertés qu’il réalise pendant et juste après la guerre ont quelque chose de saisissant, par l’absence même de personnages. Ce sont les visions d’une campagne anglaise romantique, littéraire. Celle de John Piper, artiste, photographe et critique, qui influence Brandt et incite les artistes à revenir aux sources d’un paysage naturel, apaisé, symbole de paix et d’harmonie. Brandt réalise des paysages contrastés, graphiques (Cuckemere River, 1949), très purs. La Seconde Guerre mondiale marque une étape décisive. À l’issue de celle-ci, il se détourne du document au profit d’un univers très personnel, revenant à des sujets plus intimes comme le portrait – il photographie Picasso, Bacon (ill. 4), Henry Moore, Graham Greene notamment pour le Harper’s Bazaar –, et, surtout, le nu féminin. Le corps n’est pas appréhendé en tant que tel, mais dans le rapport qu’il peut entretenir avec l’espace. Plus que photographier des nus, ce qui l’intéresse est de trouver les différentes façons de photographier ceux-ci dans une pièce ou dans un paysage.
Citizen Kane, d’Orson Welles, marque profondément Brandt qui voit le film de nombreuses fois. Plus que les nus des photographes qui l’ont précédé, c’est ce film, par sa lumière, ses cadrages, son atmosphère et les distorsions des corps, qui l’inspire. L’ombre d’Hitchcock plane sur certaines de ces images et l’influence des surréalistes est évidente. Ses nus révèlent une étrangeté, accentuée par l’usage du grand angle qui tord, allonge les figures, comme dans l’énigmatique Micheldever Nude où une femme, le bras et la main démesurément longs, semble surprise par la lumière. Ses compositions sont extrêmement pensées, très construites. Eaton Place Nude (1951, ill. 8) est
l’une des images les plus emblématiques des années 1950. Elle donne à voir un fragment de nu, dans un appartement. Des jambes imposantes et sculpturales captent le regard, mais le guident, par le mouvement du pied, vers la fenêtre et le monde extérieur. Brandt crée ici avec très peu d’éléments – un cadrage, un jeu d’ombres et de lumière – une atmosphère entre la réalité d’un appartement banal, d’une femme que l’on imagine allongée sur le dos et le fantastique, avec ce gros plan sur les jambes qui deviennent des formes pures. Ses nus, dont les plus réussis ont été réalisés entre 1945 et 1960 à Londres et en France, sont réunis dans deux ouvrages principaux, Perspective of nudes en 1961 et Nudes 1945-1980, dernier livre publié en 1980. Ils constituent sans doute la partie la plus personnelle et la plus énigmatique de l’œuvre de Bill Brandt.

L'exposition

L’exposition « Bill Brandt : a centenary retrospective » est ouverte du 24 mars au 25 juillet. Plein tarif : 6 £ (9 euros) ; tarifs réduits : 4 et 3 £ (6 et 4,5 euros). LONDRES, Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, tél. 171 938 86 38, www.vam.ac.uk.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Bill Brandt

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