Le génie des lieux

L'ŒIL

Le 1 juin 2004 - 572 mots

Comment concilier la mémoire d’un lieu (ou ce qu’il en reste) et les nécessaires aménagements urbains et architecturaux qu’il exige ? La question se pose aujourd’hui aussi bien pour les Halles au cœur de Paris (cf. p. 12), qu’à sa proche périphérie, avec la présentation par Jean-Pierre Fourcade, sénateur-maire de Boulogne, des quatre projets de « façade-enveloppe » pour l’île Seguin.
À Paris, le mal est fait. L’ancien ventre de la capitale a bel et bien été détruit dans les années 1970, il n’y a quasiment rien à sauver des aménagements d’alors, mais on reste dubitatif devant les projets, irréalistes et peu convaincants, proposés aux commentaires des Parisiens. Quatre projets comme tombés du ciel et que le maire lui-même considère irréalisables en l’état. Qui a sélectionné ces projets ? Pourquoi deux Néerlandais dont l’un fut l’élève de l’autre (Rem Koolhaas et Winy Maas) contre deux Français (Jean Nouvel et David Mangin) ? Quid des problèmes urbanistiques, ferroviaires et techniques et des structures en sous-sol ? Peut-être ne s’agit-il pour la municipalité que d’une façon de « marquer le terrain », de lancer le débat sur la nécessaire et inévitable restructuration de ce qui reste malgré tout un nœud actif de la ville.

À Boulogne c’est une autre histoire qu’il s’agit de commémorer : celle de l’ancienne « forteresse ouvrière » des usines Renault. On se souvient qu’en 1999 dans les colonnes du Monde, dans un article intitulé « Boulogne assassine Billancourt », Jean Nouvel s’était indigné de la destruction programmée du site, spectaculaire il est vrai, une de ces architectures « nées des hasards, des nécessités et des contraintes géographiques » que l’architecte jugeait « irremplaçable ». L’inévitable a eu lieu : les bulldozers ont commencé fin mars la démolition quasi complète du site, dont il ne subsistera que deux ponts, la porte d’accès aux usines et un fronton à la pointe de l’île. Une association, l’Atris, regroupant des anciens travailleurs de Renault, s’est battue pour qu’un « lieu de mémoire » soit intégré aux projets de reconstruction. En fait de lieu de mémoire, on s’oriente vers une « façade-enveloppe » censée « redonner à l’île la silhouette qu’elle avait du temps de Renault, celle d’un paquebot immobile […] avec ses murailles qui tombent verticalement dans le fleuve ». Aujourd’hui Jean Nouvel fait partie du jury qui a sélectionné quatre projets pour un marché d’études de définition pour l’île Seguin. Les architectes retenus sont Nicolas Michelin, Poitevin-Reynaud, Dominique Perrault et Bernard Tschumi. Cette enceinte – plus ou moins enveloppante selon les projets – haute de onze mètres, respectera le socle de l’île rehaussé de sept mètres entre les deux guerres en vue de crues centennales, ménagera une promenade sur berges et des échappées vers les paysages environnants ; elle évitera aussi d’enclore la fondation d’art contemporain de François Pinault, construite par l’architecte japonais Tadao Ando et située en pointe de l’île au sein d’une cité des arts de quelque 60 000 m2. Le reste de l’île devrait accueillir, outre un espace central boisé, une cité scientifique de 80 000 m2 et une cité internationale destinées à accueillir des artistes, des scientifiques de passage, des étudiants.

Mais, là aussi on s’interroge : une fois la décision prise de détruire le site industriel, fallait-il vraiment recourir à ce subterfuge de l’enceinte-symbole, qui ne fera que compliquer le travail des urbanistes et des architectes et limitera, pour les visiteurs, les ouvertures vers la ville ?

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Le génie des lieux

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