« Justice Jack » et les porphyres

Par Vincent Noce · L'ŒIL

Le 1 septembre 2004 - 1339 mots

La Haute Cour de Londres a rendu, le 19 mai, un jugement signé « Justice Jack », un nom qui claque comme dans une histoire de Lucky Luke. Mais Christie’s ne trouve pas la plaisanterie drôle. Le juge lui a en effet donné tort, du moins en partie. Plus profondément, ce jugement oblige les maisons de ventes à davantage de transparence dans la présentation de leurs lots.

Le procès opposait Christie’s à la Canadienne Taylor Thomson, fille de l’ancien propriétaire du Times de Londres, et au marquis Cholmondeley, parlant pour la reine à la chambre des Lords. En 1994, ce dernier s’était séparé du mobilier de son manoir dans le Norfolk, Houghton Hall. Un autre pair du royaume tenait le marteau : Lord Hindlip, président de Christie’s. La vente fut un triomphe. Un des lots-phares était une paire de vases de porphyre aux garnitures en bronze doré, décrits comme « Louis XV », et « créés par l’architecte Ennemond-Alexandre Petitot pour Philippe, duc de Parme, ou l’un de ses principaux courtiers ». Élève de Soufflot, cet artiste néoclassique a vécu la seconde moitié du siècle à Parme, où il était devenu « Premier Architecte » du duc Philippe, le gendre de Louis XV. Il est l’auteur d’une « Suite de vases », assez extravagants, dont Benigno Bossi a publié un recueil d’estampes. Les deux vases de Houghton Hall, de 40 centimètres de haut, aux décors de lions et serpent, s’inspirent manifestement d’un de ces modèles.

Taylor Thomson les emporta pour 2,5 millions d’euros. Elle laissa ce modeste achat au magasin six ans durant, ne sachant trop où poser les vases dans sa demeure. En 1996, elle proposa de les prêter au Victoria & Albert Museum, qui, apparemment, ne savait pas davantage où les caser. 
Si elle dut finalement aller récupérer son lot, c’est que, entre temps, la galeriste Ariane Dandois lui avait fait part d’une rumeur : les vases seraient des faux, valant tout au plus 50 000 euros. Le premier à en avoir fait la remarque était Michel Meyer, qui avait un œil remarquable. Dès la vente de 1994, l’International Herald Tribune avait évoqué son avis négatif, article passé inaperçu de Taylor Thomson. Naturellement, elle demanda des explications à Christie’s. Dans un premier courrier, en novembre 1998, Lord Hindlip dénonçait les bruits nourris par les antiquaires parisiens avant la vente pour la dénigrer. Il confessait que cette paire avait alors suscité des interrogations (ce qu’il devait plus tard nier, s’étant rendu compte de l’implication juridique de cet aveu). Mais, enchaînait-il, il y avait eu une analyse des bronzes. Ce qui était faux. Il évoquait enfin une « confrontation minutieuse » avec une paire similaire au Getty… qui s’était en réalité déroulée sur photos. Ce comportement augurait mal de la suite. Christie’s finit par accepter une analyse métallurgique. En mars 1999, ses experts lui remirent leur rapport : « Le bronze est, selon toute vraisemblance, de la fin du XIXe siècle, si bien que cette paire est probablement une réplique très tardive de la gravure de Benigno Bossi de 1764. » Consternés, les responsables de Christie’s dissimulèrent ce résultat à leur cliente. Excédée, le 11 août 2000, Taylor Thomson les somma d’en livrer le résultat. Lord Hindlip dut lui avouer qu’il était négatif, avec un an et demi de retard. Sa lettre précise : « Les nouvelles ne sont pas bonnes. Nos scientifiques concluent que les garnitures ne sont certainement pas du XVIIIe siècle, ni même du début XIXe [...] Désolé ! »

« Désolé » semblait un peu court pour sa correspondante qui réclama le remboursement de ses frais et intérêts, soit près de trois millions d’euros. Le procès s’ouvrit le 10 mars 2004 pour quatre semaines d’audiences. Le juge Raymond Jack prit l’affaire au sérieux. Non content d’une visite privée de la Wallace Collection, il s’est plongé dans les écrits de Verlet. Il discutait pied à pied les avis d’expert. La dose de nickel dans les fontes ou la spectrométrie de masse, rien ne semblait avoir de secret pour ce néophyte, qui se moquait des lions désemparés accrochés aux vases, « dont l’expression semble traduire l’inconfort de leur posture plus que tout autre chose ».  

Des expertises contradictoires
Christie’s a refusé de prendre la responsabilité de l’authenticité, en se présentant comme intermédiaire. Elle avait donc appelé en garantie le vendeur, en vain, car il fut mis hors de cause. Le procès fut l’occasion d’entendre une succession d’experts se livrer à des spéculations contradictoires. Pour ne rien simplifier, l’analyse que Christie’s avait pris grand soin de dissimuler fut disqualifiée.
Il est néanmoins admis que les garnitures avaient été dorées au mercure, mais que la doublure interne aux vases avait, elle, été dorée à l’électrolyse. Or ce procédé a été inventé peu avant 1820, pour éviter les intoxications de mercure. De même est visible une soudure « à la mitraille » qui ne peut être que du XIXe. Les bronzes révèlent un « faible niveau d’impuretés », cohérent avec les avancées techniques du XIXe siècle. La « corrosion », enfin, « justifierait difficilement une datation antérieure à 1800 ».

Le juge est demeuré néanmoins très prudent, estimant que les experts manquaient d’éléments de comparaison ou que leur science était encore balbutiante. La dorure au mercure comme la ciselure lui semblaient renvoyer plutôt à l’Ancien Régime. L’assurance d’un bronzier du faubourg Saint-Antoine, consultant de Christie’s, Fernando Moreira (dont le patronyme est écorché dans le texte du jugement), a aidé à contre-balancer un jugement, qui compte deux cents chapitres. Il a notamment fait valoir qu’une partie des bronzes avait pu être redorée ou réparée.
Au final, le juge a estimé que les « chances d’une datation » dans les années 1760 « surpassaient celles d’une datation » du Second Empire, dans un ordre de 70/30.

En revanche, il reproche à Christie’s d’avoir omis « la prudence » nécessaire dans la rédaction du catalogue et même d’avoir cherché à « induire en erreur » sa clientèle en embellissant l’origine de l’œuvre. Il n’y avait en effet « pas l’ombre d’un indice pouvant permettre d’écrire que les vases avaient été conçus pour le duc » ou « que Petitot en avait dirigé l’éxécution ». D’un brouillon de la notice, le juge a exhumé cette observation : « travail peut-être italien », qui disparaît du catalogue publié. La maison de ventes est jugée coupable d’avoir omis cette hypothèse, ce qui signifie clairement que les catalogues devraient donner les éléments d’information discordants.
La compensation devrait être calculée sur le fondement des 30 %. La plaignante a l’intention de faire appel, d’autant que, dans l’intervalle, elle a reçu un nouveau rapport d’expertise, rendu par Jean Nérée Ronfort et Jean-Dominique Augarde. Ces deux spécialistes réfutent point par point les arguments de Moreira. Pour eux, les vases ne sont qu’une reproduction maladroite du dessin de Petitot du milieu XIXe. « Il est faux, et même frauduleux », écrivent-ils, de prétendre que l’architecte aurait pu lui-même dessiner ces pièces de porphyre, alors que son dessin était prévu pour un vase de jardin en marbre blanc, quatre fois plus grand. Les vases sont couverts « d’une large draperie de bronze doré, qui masque totalement » le porphyre, « un non-sens esthétique » quand on sait combien cette pierre rarissime héritée de la Rome antique était valorisée. Pour accrocher les lions, des trous ont été maladroitement percés dans la pierre, qui s’est fracturée.

L’artisan a, de plus, introduit « des leurres » dans sa fabrication. Ce sont donc des « faux » destinés à tromper, réalisés en série. Les co-auteurs ont en effet examiné deux autres paires semblables. Il en existe une troisième en Grèce, et celle du Getty, dont l’authenticité semble désormais compromise.
La dévalorisation de 30 % est toute théorique : ces vases sont invendables. C’est bien pourquoi, en droit français, tout doute sérieux entraîne la nullité de la vente. Néanmoins, ce jugement améliore la protection des amateurs : il serait en effet logique, en tout cas souhaitable, qu’un catalogue leur offre les mêmes garanties à Londres qu’à Paris.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : « Justice Jack » et les porphyres

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