Aurelie Nemours, géométrie sacrée

L'ŒIL

Le 1 septembre 2004 - 466 mots

Toute une vie en une heure : la révélation d’une rétrospective a quelque chose de brutal. Une créatrice surgit d’une longue pénombre pour soumettre à la lumière de Beaubourg son parcours, et la voilà à quatre-vingt-quatorze ans qui entend partout parler d’elle, comme si elle avait encore la vie devant soi. Tout de son travail devient soudain visible : les influences assumées (Malévitch, Van Doesburg, Mondrian, Albers, Herbin…) et les réussites éclatantes – souvent tardives. On jurerait découvrir une artiste posthume ayant choisi, de ses débuts dans l’abstraction totémique au constructivisme polychrome de sa maturité, d’éclairer la peinture concrète du xxe siècle d’une lumière plus haute et ancienne à la fois.
Rigueur, silence, discipline, détachement : par ses rosaces laïques et ses mosaïques sérielles, Aurelie Nemours renvoie à Ravenne la byzantine ou Assise la franciscaine, comme elle rend hommage aux pyramides mayas, aux portes trapèzes crétoises et aux colonnes grecques – toutes cultures qui sacralisèrent la géométrie. Devenus fin en soi, le carré, la ligne et leur fils naturel, la croix, prolifèrent tout au long de toiles qui ne prétendent plus au statut d’unités autosuffisantes, mais réclament un projet global d’occupation de l’espace. Matérialiser le vide sans le devenir, rendre la pensée et l’invisible palpables sans les déflorer, tout comme décrire l’ennui sans le provoquer : il faut être Nemours – ou Moravia – pour parvenir à ce miracle. L’effet d’apaisement est si intense qu’on se demande, devant l’admirable couloir que les Rythmes du millimètre scandent, pourquoi personne n’a eu l’esprit de commander à leur auteur un lieu de cure idéal : les zombies industriels – donc nous – viendraient y réapprendre à voir, sentir et respirer, et qui sait à vivre et méditer.
Comme dans toute ascèse, c’est le dessaisissement qui est visé. Je ne regarde plus ces formes qu’un invisible Nombre d’Or gouverne, ce sont elles qui me réfléchissent selon les lois de l’optique, de l’algèbre ou de la mystique, et me libèrent de mon besoin de les penser. Leur outil ? Le photon, le pigment ou la durée : tel gris me renvoie à mon absence, telle lame de lumière, au néant de la geôle obscure qu’elle fend. Illustration implicite de notre façon d’habiter le monde ? Nous serions dans le noir, et ne verrions la clarté qu’à travers le nuancier vif et cru des vitraux modernes. Quoique jamais lyrique, l’abstraction d’Aurelie Nemours s’impose ainsi par son extrême sensibilité ; les vibrations du pastel et les vagues légères du pinceau ôtent toute aridité à l’ascèse : sans faille, l’œuvre de cette abbesse ayant fait des toiles de son cilice n’est sûrement pas sans pitié. Aurelie Nemours, ou comment faire son deuil de la peinture, tout en la prolongeant… Pour mieux jouir de son sacrifice.

« Aurelie Nemours », PARIS, Centre Pompidou, jusqu’au 24 septembre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : Aurelie Nemours, géométrie sacrée

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