Serge Poliakoff, mélodies chromatiques

L'ŒIL

Le 1 octobre 2004 - 1189 mots

Huit ans après avoir présenté ses huiles, le musée Maillol propose une rétrospective des gouaches de Serge Poliakoff (1900-1969). Couleur, forme, matière et lumière sont les maîtres mots de son travail continuel vers un idéal d’équilibre et d’harmonie. Cent soixante œuvres sur papier s’attachent à parcourir la trajectoire de l’un des acteurs majeurs de l’art abstrait, pour qui la peinture résulte de ce que Kandinsky nomme une « nécessité intérieure ».

Peut-être mieux que les huiles, les gouaches de Poliakoff permettent de décrypter les différentes étapes de ses recherches et de l’élaboration des œuvres. Depuis le début des années 1930 jusqu’aux Compositions abstraites (ill. 2, 3, 6) les plus abouties, l’exposition du musée Maillol, conçue par Bertrand Lorquin et Alexis Poliakoff – fils de l’artiste – en réunit cent soixante, révélant ainsi la part la plus intime de son travail. Poliakoff ne croit pas à l’inspiration mais au travail incessant, quasi obsessionnel. Dans une quête permanente d’un idéal inatteignable qui le pousse à aller toujours plus loin. Son rapport à la peinture est « une relation au monde, religieuse, sacrée, organique, procédant de l’intérieur et antérieure à toute représentation ». Dans le catalogue de l’exposition consacrée aux huiles en 1996, déjà au musée Maillol, Jean-Luc Daval évoque pour qualifier l’art de Poliakoff une forme de primitivisme, dans cette façon qu’il a de s’intéresser à l’essence des choses par l’utilisation de la peinture en tant que telle, ses couleurs, son épaisseur, sa transparence. Chez Poliakoff, forme, couleur, matière et lumière sont les quatre éléments indissociables d’un tableau, qui ne peut être réussi que si l’équilibre et l’harmonie de ceux-ci s’opèrent pleinement. L’art de Poliakoff est tant physique par sa matérialité que mental par la négation du sujet et une peinture qui engage l’individu et la pensée. Il fait siens les propos de Kandinsky qui affirme dans Du spirituel dans l’art (1912) que la peinture vient du plus profond de soi, qu’elle résulte d’une « nécessité intérieure », que « tous les procédés sont sacrés, s’ils sont intérieurement nécessaires ».

« Enlever, c’est ajouter »
D’origine russe, arrivé à Paris en 1923, Poliakoff gagne d’abord sa vie comme musicien dans les bars russes de la capitale, où il accompagne à la guitare des chanteurs tziganes. Il s’intéresse à la vie artistique, au cubisme et au surréalisme, courants auxquels il restera pourtant hermétique dans sa peinture. C’est lors d’un séjour à Londres entre 1935 et 1937 que l’artiste découvre la peinture abstraite. Il y peint des scènes de folklore russe, produit des illustrations et des portraits, des œuvres marquées par la figuration où l’on sent déjà une certaine stylisation des figures (La Danse russe, 1937). La couleur prend peu à peu dans son travail une place déterminante ; le sujet devient davantage un prétexte à des recherches sur les rapports de formes et de couleurs. Très vite, il s’intéresse à la matière, jouant de son épaisseur et de sa transparence. Une visite au British Museum est décisive : devant un sarcophage égyptien, il est fasciné par les différentes tonalités de l’or. L’histoire veut qu’il ait alors fait une petite entaille au couteau pour découvrir des couches colorées successives. Cette idée de strates ne le quittera plus. Poliakoff ne fait pas de mélanges, mais juxtapose ses couleurs, les imbrique. En 1937, il rentre à Paris, rencontre Kandinsky – avec qui il partage un goût pour les danses russes et tziganes –, Otto Freundlich et Sonia Delaunay qui se réunissent autour de Robert Delaunay. Dans les années 1940, Poliakoff continue de fréquenter Otto Freundlich, peintre et sculpteur proche de ses aspirations artistiques par ses constructions chromatiques. Comme le souligne Bertrand Lorquin, en 1944 « Paris est libéré et Poliakoff se libère de la figure ». Son œuvre Libération (ill. 1) marque un tournant, l’artiste ne se livre plus à partir de cette date qu’à des compositions abstraites où seuls comptent les rapports de couleurs et de formes. Autour de 1946, il reçoit ses premières commandes pour des textiles, notamment de l’industriel et collectionneur Jean Bauret, qui fait également appel à des artistes comme Kandinsky ou de Staël. Bauret achète des toiles à Poliakoff et lui commande des dessins en vue de la réalisation de tissus. Un travail qui ne dure que six semaines pendant lesquelles il peint de nombreuses gouaches – ces projets de tissu ont fait l’objet d’une exposition d’une cinquantaine de pièces à la galerie Pixi, à Paris, en 2001. Pour la première fois, Poliakoff vit de sa peinture, mais cet art qui le fait basculer dans le décoratif lui semble rapidement trop facile, sans réelles perspectives d’avancer dans la voie qu’il s’est tracée. L’été, il ne produit que des gouaches ; cette technique est une indication de travail, elle contient les idées et l’inspiration pour les peintures à l’huile. L’artiste travaille par couches de couleurs successives, la profondeur des œuvres est donnée par la construction de la composition mais aussi par cette stratification de la couleur. En réaction contre ses propres projets pour des tissus, il va produire des tableaux très sévères, aux tonalités plus sourdes. Petit à petit les contours disparaissent, définis par la forme elle-même. Poliakoff recherche un équilibre parfait qui mènerait à ce qu’il appelle « le silence absolu ». Un silence à concevoir plutôt comme un accord parfait. Une harmonie de couleurs et de formes qui, comme des sons, ne se heurtent pas et composent une mélodie. Les œuvres vivent et interagissent par l’imbrication ou la juxtaposition subtiles de leurs surfaces colorées. Puis vient la période des camaïeux et le jeu sur les oppositions de deux tons à partir desquels se construisent certaines compositions. Dans les années 1950, Poliakoff est au cœur du débat figuration-abstraction – comme l’est aussi Nicolas de Staël – et des querelles de chapelles qui animent les abstraits. Ni lyrique, ni géométrique, ni gestuelle, l’abstraction de Poliakoff occupe une place à part, inclassable. L’été, dans le Midi, il peint de nombreuses œuvres sur papier – un souvenir fort dans l’esprit d’Alexis Poliakoff qui lui a inspiré le titre de l’exposition « La Saison des gouaches ». À la fin des années 1950, les compositions sont de plus en plus épurées, simplifiées, régies par de grandes plages de couleurs, sereines et poétiques. « Enlever, c’est ajouter », dit-il à propos de ces tableaux où ne subsiste que l’essentiel. Puis naissent les diptyques et les triptyques au cours des années 1960, jusqu’aux œuvres de 1969, réalisées dans un style nouveau, avec une seule forme qui envahit l’espace. Toutes les gouaches présentées dans cette exposition préfigurent un travail futur à l’huile, elles sont créées dans cette optique de donner vie à d’autres peintures. Elles n’en sont pas moins des œuvres à part entière, précises et libres, émouvantes par leur faculté à révéler le processus créatif de l’artiste.

L'exposition

L’exposition « Poliakoff, la saison des gouaches » est ouverte du 8 septembre au 7 novembre, tous les jours sauf mardi et jours fériés de 11 h à 18 h. Plein tarif : 8 euros ; tarif réduit : 6 euros. PARIS, musée Maillol - fondation Dina Vierny, 59-61 rue de Grenelle, viie, tél. 01 42 22 59 58, www.museemaillol.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Serge Poliakoff, mélodies chromatiques

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