Quenolle : tabler sur l’eau, tableaux

L'ŒIL

Le 1 octobre 2004 - 802 mots

Dans le travail d’Hervé Quenolle, l’eau joue un rôle capital : celui de dé-peindre. Car cet artiste fabrique ce qu’il appelle « des images par retrait ». Mais de quoi s’agit-il exactement ? Rencontre.

 Depuis quatre ans, tu travailles sur un cycle intitulé Embryogenèse. Pourquoi ce titre ?
Chacun de ces tableaux a été, pour moi, un champ d’expérience. Je suis parti de la constatation d’une loi des commencements. Anciennes théogonies, récits du Pentateuque ou hypothèses concernant les origines de la vie s’accordent sur un point : toute création est un acte de séparation. « Vénus n’aurait pu naître si les testicules tranchés d’Uranus n’avaient point chu dans les eaux et sa semence formé l’écume de la mer », selon Hésiode. Étrange douceur de la Genèse, a contrario. Mais dès les premiers jours, ombre et lumière, haut et bas, sec et humide y sont aussi départagés. Les plus récentes découvertes cosmologiques expliquent l’évolution de la matière par la brisure de symétrie. La reproduction d’une grande partie du végétal se fait par scissiparité. L’ingénierie génétique a sa division des cellules, le nucléaire sa fission atomique. La question n’est pas, bien sûr, d’enluminer une version de la création, ni d’illustrer un traité de quantique, mais d’introduire ce principe de séparation dans la manière même de faire de la peinture. Il va donc plutôt s’agir de dé-peindre, c’est-à-dire de séparer par ruissellements.
 
Concrètement, comment cela se traduit-il ?
Mon atelier est entièrement bâché. La toile, pour supporter en grand format l’état d’écran humide qui va être le sien, est marouflée sur des panneaux de bois. Une première couleur, unie, la recouvre. Elle fonctionne un peu comme une nappe phréatique, car elle va resurgir. Le tableau est ensuite incliné et détrempé, pour qu’une seconde couleur y soit déversée. C’est de la rupture de leur union, quelquefois par ruissellement de centaines de litres d’eau, que va se faire le tableau. La colle que j’utilise comme liant a un puissant pouvoir thermodynamique : brûlante, elle fluidifiera la couleur, froide elle la gélifiera. C’est une matière en fusion qui se dilue puis se restructure en refroidissant, comme un univers en formation.

Il y a une certaine parenté avec l’abstraction américaine ?
Oui, mais je dirais que pour moi, il n’y a pas de péril figuratif. Ce qui m’intéresse ici, c’est de revenir au motif, sans avoir recours au dessin traditionnel. En inondant la peinture, je guette le moment instable où elle va perdre son premier état d’image abstraite, c’est-à-dire s’échapper des répertoires monochrome, color-field ou gestuel par exemple, pour former une figure arborescente, et produire son propre avènement, en se retirant. C’est dans ce troisième temps, celui de la décrue, que vont apparaître ce que j’appelle des images par retrait. Elles peuvent être extrêmement mutantes et variées, car l’hydraulique a un pouvoir protéiforme inépuisable. Les peintres magdaléniens savaient déjà fort bien se servir du suintement des roches pour élaborer leurs images pariétales. L’histoire de cet usage reste à faire. De Lascaux à Bill Viola, ce serait un vaste fondu enchaîné : celui de l’apparition/disparition magique de l’image par les ondes. Le courant, acteur principal. L’artiste, comme régulateur des flux.

« Il n’existe pas de bonne peinture à partir de rien. Nous soutenons que le sujet est déterminant », disait Barnett Newman. Alors, le tien n’est pas n’importe lequel, puisqu’il s’agit de la création.
On pourrait dire qu’ici, la question de la création – avec ou sans majuscule, celle de chaque peinture étant elle-même à chaque fois son propre sujet – est comme mise en abyme avec celle de la gestation. Chaque tableau repose cette question : Qu’est-ce que l’aube d’une image, comment se fabrique-t-elle ? C’est vrai que sans intention, il n’y a pas de forme, mais je ne peins pas non plus pour démontrer. Je cherche plutôt à ce qu’advienne un troisième terme, inattendu. C’est le pari épiphanique des ruissellements : la jouissance de voir le fond engendrer sa forme. Les couleurs, pendant les séances, inventent sans cesse de nouveaux modes sous mes yeux : réticulé, hémorragique, évaporé, gazeux… Jusque dans le repli de la peinture sur elle-même, il faut s’attendre à des surprises.

Après cette Embryogenèse, as-tu d’autres projets ?
Je travaille actuellement sur des sortes de plans-reliefs. Ce sont de nouvelles peintures de ruissellement qui combineront des éléments agrandis d’anatomie et de cartographie, et l’inclusion de petites vidéos. Le cinéma, flux d’images-mouvement selon la formule deleuzienne, compose les corps avec des grains, et fait proliférer aussi toutes sortes de signes. Réminiscence ou fiction, mon matériau devient l’écoulement du temps autobiographique lui-même. Flot contre flux, reflux, rejaillissement, toutes ces questions me passionnent.

« Embryogenèse », galerie Samy Kinge, 54 rue de Verneuil, Paris, VIIe, 5-30 octobre ; Fiac, stand D 26, 20-25 octobre, tél. 01 42 61 53 94. Catalogue : préface d’Anne Dagbert, entretien avec Éric de Chassey.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Quenolle : tabler sur l’eau, tableaux

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