Pascal Dusapin, compositeur visionnaire

Par Thomas Schlesser · L'ŒIL

Le 1 octobre 2004 - 999 mots

Il est mondialement considéré comme un des compositeurs majeurs de sa génération, au-delà des exaspérations et des polémiques que suscite la musique dite « contemporaine ». Mais Pascal Dusapin, en insatiable curieux et en amateur avisé, se montre surtout d’une incroyable culture et d’une simplicité déroutante.

Un homme de profondeurs, voilà ce qu’est Pascal Dusapin. Un homme qui donne envie de creuser parce que son regard dense, sa voix grave, sa finesse promettent d’emblée des trésors de pensée et une belle humanité. Rencontrer ce compositeur, dont le génie n’a sans doute d’égal que la douce simplicité, n’est pas seulement un choc. C’est aussi un plaisir.

Dusapin naît en 1955 à Nancy. Il s’intéresse très jeune à la musique et se rêve pianiste. Il parle souvent de cette carrière avortée. « Pas assez doué », concède-t-il. Quand il évoque son passage chaotique au Conservatoire et sa formation d’organiste, il a l’œil un peu vague. Tout cela paraît loin, un brin dérisoire. Pas de quoi s’attarder. Mais qu’il pense une seconde à l’effervescence des années 1970, aux séminaires de Deleuze ou Lacan, à Journiac, à Jimmy Hendrix, à ses cours d’esthétique, à son engagement politique ou social et les mains prennent soudain vie. « Oui, j’étais boulimique », affirme-t-il. Un désir vorace de découverte, de connaissance. Pascal Dusapin est un homme qui écoute ; c’est aussi un homme qui entend, au sens propre : un homme qui comprend.

Pour ce disciple de Iannis Xenakis et de Franco Donatoni, la notion d’héritage pose problème. En émule des valeurs bourdieusiennes, il s’agace des systèmes de reproduction sociale, des paillettes bourgeoises et s’avoue fier d’avoir tracé sa carrière sans mise de départ et sans la moindre concession à l’arrivée. Il se dit aussi attristé par la jeune création actuelle, trop encline à gérer les avancées artistiques de ses prédécesseurs. Un recyclage du passé qui occulte les véritables prises de risque. « Mais je deviens peut-être un vieux con », ajoute-t-il alors en riant.

Entendre des formes
Lorsque Dusapin parle de musique, de sa musique, la frontière du matériel et de l’immatériel se fait poreuse. « J’entends des formes », glisse-t-il. De même, il lie les nombreuses jouissances visuelles qui ont jalonné sa vie à l’univers sonore. Quand il évoque l’art minimal américain, et en particulier Ad Reinhardt qui l’a grandement marqué, il parle dans la foulée d’« effets de partition ». Interrogez-le encore sur l’architecture et les métaphores se révèlent étonnantes : au détour d’une allusion à son séjour à la villa Médicis, Pascal Dusapin vous raconte Rome. Il vous explique comment l’œil, aimanté par la complexité des places, par les accidents des volumes, par l’étroitesse des rues attire le corps tout entier, le fait circuler dans l’espace, là où Paris l’immobilise par sa magnificence immédiate et écrasante. Et d’une subtile manière, il compare alors sa musique à ce cheminement italien. « Je sais que ma musique est d’abord déroutante. Elle vous perd et, simultanément, elle vous prend par la main et vous entraîne toujours un peu plus loin en vous-même. » La profondeur, encore. Mais aussi un équilibre savant entre l’étrange et le familier, à l’image des tableaux du Pontormo qu’il découvre lorsqu’il est pensionnaire de la célèbre Villa : « J’étais tout à fait captivé par ces visions à la fois ingrates et très belles », confie-t-il.

Dusapin est un auteur prolifique dans tous les répertoires : instrument seul, musique de chambre, ensemble, chœur, orchestre… Et puis il y a bien sûr l’opéra qui l’amène à collaborer directement avec les plasticiens. En 1994, il monte To be sung, d’après le livre de Gertrude Stein, et travaille alors avec James Turrell. La palette de sensations lumineuses de l’Américain répond parfaitement aux gammes d’émotions sonores du compositeur. De toute évidence, Pascal Dusapin aime ces passerelles entre les différentes formes d’expression, ce lien entre les arts. Il ne croit cependant pas au trop fameux Gesamtkunstwerk de Wagner ou aux synesthésies de Scriabine. Des tartes à la crème de notre culture. Il ne s’agit pas de tout réunir sur un même plan. Dusapin circule entre ces sphères musicales, plastiques, littéraires ; il passe de l’une à l’autre en s’enfonçant, en plongeant. La profondeur, toujours...
Cette profondeur s’accompagne de gravité, d’un sens du tragique et d’une réflexion sur la tristesse. Très sensible à la culture allemande et à celle des pays de l’Est, Pascal Dusapin supporte mal l’autoparodie, le cynisme des têtes d’affiche françaises. La création doit être un acte grave, de dimension à la fois métaphysique et politique. Il cite avec une pointe de dédain quelques noms de cabots mondains, plus reconnus pour l’exploitation d’un réseau que pour l’envergure de leurs œuvre, et sauve au passage Pierrick Sorin. « Lui est vraiment drôle, talentueux et intéressant. »

La quête de Pascal Dusapin ne tolère aucune compromission. Il sait qu’à chaque nouvelle aventure artistique, il se remet en danger, mais s’engage avec passion. Il s’engage aussi avec une obsession qui, pour le public hostile à ses audaces musicales parfois proches de la folie, peut se révéler surprenante, celle de la beauté. Il semble alors balayer d’un revers de main la poussière qui pèse sur ce mot et se dit « condamné à l’extase », avec un sourire au coin des lèvres. Pascal Dusapin cultive ainsi de délicieux paradoxes. D’une avant-garde forcenée, sa musique n’en est pas moins teintée d’exigences toutes classiques : l’émotion, la grâce.

Son travail sur le « hors temps », le « hors espace » le conduit à sentir naître peu à peu en lui « l’empreinte du désert ». Il évoque alors Henrik Ibsen, et une résignation simple, sans souffrance : « aller mourir au fin fond de la forêt ». Il disserte sur le mysticisme allemand de maître Eckhart ou d’Angelus Silesius, sans rien perdre de son enthousiasme contagieux ni même de sa pointe d’espièglerie. Mais on sent chez lui comme la tentation d’une immersion définitive en soi-même.
Au plus profond de Pascal Dusapin, il n’y a sans doute que le silence.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Pascal Dusapin, compositeur visionnaire

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