L’invention de Bruno Schulz

L'ŒIL

Le 1 novembre 2004 - 1064 mots

De l’écrivain Bruno Schulz, il nous est parvenu deux livres magnifiques, Les Boutiques de cannelle et Le Sanatorium au croque-mort, quelques articles et essais. De l’artiste, on a retrouvé environ cinq cents dessins et un seul et unique tableau. Mort à l’âge de cinquante ans à Drohobycz, en Galicie, assassiné froidement d’une balle dans la tête lors du « jeudi noir » du 19 novembre 1942 où la Gestapo a tué plus de deux cents Juifs, son œuvre a sombré quasiment dans l’oubli. C’est au cours des années 1960 qu’on commence à redécouvrir et à traduire son œuvre littéraire en France, en Italie et aux États-Unis. On doit surtout à Jerzy Ficowski, l’auteur de Bruno Schulz : les régions de la grande hérésie, d’avoir pu retrouver de nombreux éléments de son œuvre plastique, dont une partie est désormais conservée au musée littéraire Adam Mickiewicz de Varsovie. De grands auteurs comme Angelo Maria Ripellino, Isaac Bashevis Singer, John Updike, David Grossman, qui a écrit un roman où il figure comme personnage de fiction (Voir ci-dessous : amour, Le Seuil) ont contribué à faire de lui un mythe.
Cette dimension mythique qu’on lui attribue et qui lui a valu d’être souvent comparé à Franz Kafka est la cause d’événements extraordinaires, comme par exemple, la découverte des peintures murales qu’il avait exécutées pour la chambre d’enfant dans la maison de l’Haupterfürher Felix Landeau qui le « protégeait » quand les Juifs avaient été cantonnés dans le ghetto. Ce qu’il a pu rester de ces peintures a été découvert par le cinéaste allemand Benjamin Geissler. Comme le rapporte Ficowski, « un groupe d’experts fut constitué, parmi lesquels des représentants de Pologne et d’ Ukraine ».  Le musée de l’Holocauste Yad Vashem de Jérusalem envoie à son tour des spécialistes en 2001. Ceux-ci soudoient les propriétaires et déposent les fragments de peinture pour les emporter clandestinement en Israël. Quand le scandale éclate et que des pétitions paraissent dans les journaux américains pour que cette ultime expression créative de Schulz retourne en Ukraine, la direction du Yad Vashem prétexte qu’il est l’endroit le plus sûr « pour préserver les œuvres de Schulz ». L’auteur du Traité des mannequins  incarne le destin des Juifs de Pologne qui ont été emportés par la tourmente de l’Histoire au point de déchaîner les passions et de susciter une polémique touchant tout le monde occidental.
Bruno Schulz demeure entouré de bien des mystères. Qu’est devenu son dernier roman, Le Messie, dont on est presque certain qu’il avait achevé quatre chapitres en 1938 ? Les nombreuses toiles qu’il a exécutées sont elles aussi introuvables. La grande exposition présentée par Serge Fauchereau au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme permet de faire le point sur ce que cet homme hors du commun a légué à la postérité. Et ce n’est pas un mince héritage.
Schulz a été artiste avant d’être écrivain. N’ayant pu terminer ses études d’architecture, il doit accepter un modeste poste d’enseignement dans sa ville natale. Il parvient néanmoins à arrondir ses modestes revenus en réalisant des portraits ou en dessinant des ex-libris. En 1922, il achève Le Livre idolâtre. Il s’agit d’un portfolio contenant un cycle de gravures pour lesquelles  il a utilisé la technique du cliché-verre. Aucun texte n’accompagne ce « récit » qui l’apparente à la fois à Max Klinger (surtout à son Histoire du gant) et à Alfred Kubin, l’auteur de L’Autre Côté et lui aussi un dessinateur qui a choisi de représenter l’inquiétante étrangeté du monde à la frontière de la réalité et du songe. Un caractère
dominant de son œuvre apparaît nettement dans cet ouvrage : tout semble s’organiser autour du culte de la jambe et du pied féminins. Les hommes qui apparaissent dans ses compositions sont souvent inclinés ou même agenouillés devant des beautés hautaines et méprisantes. Il n’hésite pas d’ailleurs à faire référence à Sacher-Masoch (un autre Galicien) pour tenter de vendre ses ouvrages chez un libraire de Varsovie.
Par la suite, quand il écrit les histoires figurant dans ses deux livres, il aime les illustrer, comme s’il voulait accentuer leur atmosphère par le jeu du clair et de l’obscur et donner un visage à ses personnages. Cette attitude est d’autant plus frappante qu’un bon nombre d’entre eux sont issus directement de l’univers intime de son enfance, son père, sa mère et la petite bonne, belle et dominatrice y figurant en première place. Il n’hésite pas à participer à cette singulière évocation autobiographique qui est l’objet d’une transposition ambiguë. Ce triomphe de la femme, qui est manifestée dans l’unique toile de sa main qu’on ait conservée, La Rencontre (1920), montre un séminariste ou un juif orthodoxe s’inclinant avec respect devant deux jeunes élégantes qui gravissent les marches d’un petit pont : la première, hautaine, tourne la tête vers la noire silhouette qu’elle croise et l’autre nous regarde avec une coquetterie évidente.
Ce microcosme à la fois très concret et très irréel (il est impossible de savoir à quel point il est onirique) est une fantaisie inouïe qui métamorphose la demeure familiale, les rues de Drohobycz (dont la fameuse « rue des Crocodiles »), dépeint cette République des rêves qu’il a située dans la forêt entourant la cité thermale de Truskawiec où il avait été en cure, abrite cette galerie fantastique de portraits où se retrouvent ses parents et ses amis. L’innocence de l’enfance idéalisée et un érotisme décanté et légèrement sublimé (les femmes adorées peuvent être parfois explicitement perverses et mises à nu dans des poses équivoques, mais les hommes qui les courtisent ne peuvent que s’humilier devant elles) contribuent à façonner un espace imaginaire aussi inaccessible que désirable, aussi improbable que profondément enraciné dans la culture plurielle de cette région qui a été successivement  austro-hongroise, polonaise, soviétique, allemande et maintenant ukrainienne.
Il est impossible de classer Schulz dans une catégorie de l’art du XXe siècle. On peut bien sûr le rapprocher de son ami Witkiewicz et d’autres artistes polonais de son époque. Aussi pertinents que soient ces rapprochements, il a été et demeure un créateur qui existe en soi et pour soi et qui est capable, bien après sa disparition tragique, de nous attirer, de nous troubler et de nous émouvoir.

« La République des rêves », « Sur les traces de Bruno Schulz », musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, hôtel Saint-Aignan, 71 rue du Temple, IIIe, tél. 01 53 01 86 60, 13 octobre-23 janvier.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°563 du 1 novembre 2004, avec le titre suivant : L’invention de Bruno Schulz

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