L’avant-garde en cuisine, le progrès en art

L'ŒIL

Le 1 décembre 2004 - 663 mots

Je me souviens avoir mangé à la Table d’Anvers (le restaurant de la place d’Anvers créé par les frères Conticini) une soupe de langoustine au sirop de verveine agrémentée de chorizo et de mozzarella. Des calamars rôtis et pimentés, mêlés dans l’assiette à du jambon. Un civet de marcassin noyé dans une crème de chocolat sans sucre. Et un dessert poivré dont je ne me souviens plus le détail… Et moi qui me croyais d’avant-garde avec mes filets de rouget recouverts d’une sauce au vin chaude et enroulés dans du Rostello persillé et froid ! Cuisinier amateur, dépassé que j’étais par ce restaurant extraordinaire, je suis bien obligé de reconnaître qu’il existe une certaine sorte de progrès en art. Mais entendons-nous sur le mot, puisque par ailleurs et bien évidemment, je suis de ceux qui pensent qu’« il n’y a pas de progrès en art ». C’est un progrès indéniable que d’apprécier des effets esthétiques qui, à un moment précédent de l’histoire du genre concerné, auraient été jugés comme ratés, inesthétiques, inartistiques, incohérents, et en aucune façon candidats au jugement de goût, sinon pour rire. La poésie hermétique, la peinture abstraite, la musique atonale, l’alliance du salé et du sucré, du chaud et du froid, de la viande et du poisson, sont, en un certain sens seulement, autant de « progrès » dans l’art – pour la bonne raison qu’elles apportent des richesses nouvelles, lesquelles n’invalident ni ne minimisent en aucune façon les richesses dites traditionnelles. Non pas qu’un beau tableau abstrait soit plus beau qu’un beau tableau figuratif (c’est même à mon avis moins bien), mais un tableau abstrait est certainement plus « avancé » dans la mesure où il ne peut être apprécié que par les amateurs d’art figuratif, tout comme les monochromes ne peuvent être appréciés que par les amateurs d’art abstrait. (Je ne dis pas non plus que ce soient là des propriétés intrinsèques à ces catégories, car cette hiérarchie « initiatique » a certainement partie liée avec la chronologie historique de ces genres : pour celui qui commencerait avec l’art abstrait, l’appréciation de la peinture religieuse est un progrès.) Prenons un exemple précis. Je me souviens du moment de ma vie où, cherchant à lutter contre la suprématie du « bon goût », je m’efforçais d’ouvrir des yeux bienveillants sur Gustave
Moreau, Modigliani, Picabia, Dali, Chagall ou De Staël, et me suis mis à apprécier les Clowns de Bernard Buffet pour « la force de leur vulgarité » – une formule de ce genre. Naïve ou snob, cette expérience esthétique des Clowns de Bernard Buffet constituait néanmoins un « progrès » par rapport à l’appréciation de ses paysages de neige de 1974-1975, déjà pas faciles à avaler pour un amateur d’art moderne et contemporain de mon milieu. (C’est une époque révolue car mon intolérance au mauvais goût s’étend désormais jusqu’à certaines œuvres de Pérugin, Turner, Delacroix, Odilon Redon, Van Gogh, Max Ernst…) Voilà l’avancée esthétique : arriver à ce que l’assaisonnement poivré d’un dessert, la figuration d’un clown, l’hermétisme absolu d’une métaphore ou la dégoulinade d’un trait de pinceau, ne soient plus des interdictions rédhibitoires. Le progrès en art se juge à l’étendue nouvelle des choses produites pour l’art et susceptibles d’être jugées esthétiquement. Rejetées par les goûteurs « classiques » (comme ça a été mon cas face au sanglier au chocolat), elles sont jugées en bien ou mal par des amateurs plus avertis. Mais il ne saurait être question d’en déduire 1) qu’une œuvre « avancée » de qualité serait supérieure à une œuvre « classique » de qualité, ni que 2) la seule avancée dans l’horizon des explorations esthétiques suffirait à qualifier l’œuvre avancée de réussie. C’est en ce sens positif que le terme d’avant-garde possède à mon avis quelque noblesse.
Et aujourd’hui, je trouve que le seul genre dans lequel l’avant-garde ne signifie pas méta-discours sur la création absente, abolition du jugement, fabrication d’impasses, insensible sensationnalisme, jubilation du rien, fuite de soi… c’est la cuisine.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°564 du 1 décembre 2004, avec le titre suivant : L’avant-garde en cuisine, le progrès en art

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