Livre

Gauche divine

Par E. Wainthrop · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 896 mots

Il y a cette photo : une fille nue en buste, blonde et belle, qui tourne la tête si vite que sa chevelure vole. 

Ses mains cachent sa poitrine et elle porte des tatouages sur les épaules et les bras. La photo date de 1967, elle est signée par un fantastique photographe, né en 1937 mort en 1998, trop peu connu hors de la Catalogne : Xavier Miserachs. On lui doit notamment des instantanés noir et blanc pleins de vie pris dans les rues du centre de Barcelone et des scènes dans des atmosphères remplies de mélancolie. Quant à la belle jeune femme, elle s’appelle Teresa Gimpera ; elle était une des muses de la Gauche divine et elle pose pour une publicité en faveur d’un club de Barcelone, le Boccaccio, le centre stratégique de la Gauche divine ouvert justement par un de ses membres à la fin des années 1960. C’est là que cette bande de joyeux camarades a passé le plus clair de ses nuits quand elle ne quittait pas la capitale catalane pour la Costa Brava.

Gauche divine, le mot avait été écrit en français dans le texte dans Tele-eXpress, le magazine qui servit d’organe officiel à cette bohème, par un journaliste qui fut un chroniqueur précieux de cette époque et un proche de cette mouvance, Joan de Sagarra. Comme Miserachs le fit avec son appareil photo, Segara décrivit la vie des Rosa Regàs, Terenci Moix, Oscar Tusquets, Joan Marsé, écrivains, éditeurs, architectes aujourd’hui célèbres à Barcelone mais quasi inconnus à l’époque.

Ce sont quand même avant tout les photos prises entre 1960 et 1975, non seulement par Miserachs, mais également par Oriol Maspons (né en 1928), et par Colita (de son vrai nom Isabel Sveva), la plus jeune des trois (née en 1940), qui constituent les souvenirs les plus palpables de cette époque et de cette sensibilité. Qui témoignent le mieux de cette attitude affranchie, de cet état d’esprit libre qui défiait le pays de Franco, l’Espagne noire. On verra donc en Catalogne aussi des jeunes gens éduqués et en colère partager leurs soirées entre les discussions politiques et philosophiques, l’alcool et les concours acharnés de madison. Face au conservatisme le plus obtus, qui continue de régner, ils déploieront ce surplus d’énergie qui est le génie propre des enfants de la dictature. Cinéphile de toujours, aujourd’hui professeur à l’université de Barcelone, Roman Gubern se souvient de ces années 1960 qui commençaient et de cette Gauche divine dont il fut un des animateurs : « Une ouverture relative se produisit dans la caserne qu’était devenue l’Espagne en 1939 quand Fraga Iribarne devint ministre de la Culture. Elle coïncidait avec une prospérité économique nouvelle. À ce moment, nous avons pensé que la guerre était vraiment finie. Une certaine tolérance permit qu’à Barcelone un secteur de la bourgeoisie fondamentalement anti-franquiste prît des initiatives dans le champ culturel. De nouvelles maisons d’éditions, des périodiques sont apparus et un certain frémissement a parcouru le monde de la chanson et du cinéma » (citation tirée du catalogue d’exposition sur la Gauche divine, Barcelone, 2000). Dans les faits, l’idée d’organiser agapes, réunions, week-ends de contestataires souriants germa dans l’esprit d’un petit nombre de jeunes gens qui se réunissaient au restaurant la Casa Mariona à Barcelone. « Tout cela finit par constituer un courant intellectuel, artistique, et festif, la Gauche divine. Gauche parce que nous étions tous anti-franquistes et divine parce que notre groupe était élitiste » (idem).

Ils allaient aussi à Port Lligat, à deux pas de Cadaquès. La Gauche divine y était souvent reçue, au milieu d’autres hôtes, par le seigneur des lieux, le non moins divin Salvador Dalí. Dalí, parrain de cette jeunesse ouvertement opposée à Franco et à l’Espagne « éternelle ». Les choses n’étaient pas simples avec le peintre, agitateur, ancien compagnon des surréalistes rallié au régime de Franco après la Seconde Guerre mondiale. Mais tous ces jeunes gens n’étaient-ils pas aussi des admirateurs du surréalisme, des spectateurs passionnés des films de Luis Buñuel, notamment du Chien andalou et de L’Âge d’or ? Deux coups de tonnerre dans le ciel du cinéma que le Catalan, futur théoricien de la méthode paranoïaque critique avait conçus avec son ami navarrais. Dalí ne put donc refuser d’abriter quelques soirées parmi les plus chaudes de cette bohème même si elle critiquait haut et fort un régime qu’ils trouvaient injuste, étouffant, hypocrite et illégitime. Le pouvoir d’attraction de cette Gauche divine fut tel que certains Latino-Américains en séjour à Barcelone finirent par s’y joindre. C’est ainsi que le Colombien et futur prix Nobel Gabriel Garcia Márquez, le Péruvien Mario Vargas Llosa et l’Argentin José Donoso participèrent à ces soirées arrosées. N’hésitant pas à faire les clowns devant les objectifs des photographes de la bande. Mieux lunés que le futur écrivain Manuel Vásquez Montalbán, à l’époque journaliste et membre du PSUC, le PC catalan, qui ne se privait pas de critiquer la frivolité de ceux qu’il considérait quand même comme ses amis. La Gauche divine disparut quand le régime reprit ses mauvaises habitudes, quand, au procès de Burgos en décembre 1970, Franco et l’amiral Carrero-Blanco, son dauphin, firent condamner à mort six jeunes Basques, activistes. Les fêtards de Cadaquès se fondirent alors dans les mouvements de protestation plus sérieux. En décembre 1970, ils manifestèrent à Montserrat avec la gauche instituée. Le temps de la légèreté semblait passé.

Rosa Regàs, Oliva Marí­a Rubio, Gauche divine, Lunwerg éditores, 2000, 136 p., 23,44 euros.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Gauche divine

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