Petit... petit...

L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 511 mots

Il n’y a plus de « petits maîtres », ils sont chez les grands marchands. Vers 1960 les amateurs ont cru pouvoir trouver dans la masse des peintres délaissés de futures valeurs à « redécouvrir ». D’où la multiplication des publications de Gérald Schurr qui donnait l’espoir de trouvailles lucratives. On pensait alors que les grands tableaux des petits pourraient rivaliser avec les petits tableaux des grands et qu’une haie de banlieue par Raffaelli valait bien celle de La Pie de Monet, un des tableaux, il faut bien l’avouer, les plus bêtes du monde. « Ah cette ombre violette sur la neige immaculée ! » Aujourd’hui les petits « petits » sont retournés à leur obscurité tandis que les autres ont retrouvé la notoriété qu’ils avaient de leur vivant et font l’objet de catalogues raisonnés par l’institut Wildenstein.
De même que les aquarelles d’intérieur, un genre anobli par Mario Praz et ses émules, les vues parisiennes ont toujours eu la faveur de la maison Fabius frères, ainsi en est-il de Jean Béraud dont les lycéens de Condorcet ou les cousettes de chez Paquin ont servi de modèles à toutes les reconstitutions cinématographiques du monde de Proust. Avec À la salle Graffard, bal populaire utilisé pour des réunions politiques, nous quittons les beaux quartiers pour rejoindre Ménilmontant, un des cœurs du Paris prolétaire. C’est là, à deux pas du Père Lachaise, que survit l’esprit de révolte, ravivé dans les années 1880 par le retour des exilés de la Commune. À la tribune, un orateur appuie d’un geste éloquent une péroraison qui déchaîne l’enthousiasme. Anatole France fut séduit par « une figure qui [lui] fait mieux comprendre à elle seule l’ouvrier socialiste que vingt volumes d’histoire et de doctrine, celle de ce petit hommes chauve, tout en crâne, sans épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez… l’ascète du prolétariat, le saint de l’atelier, chaste et fanatique comme les saints de l’Église aux premiers âges. » Horrifiés par ces éructations, d’autres critiques voient en l’orateur « un de ces étranges névropathes de la politique, plus bizarres et plus dangereux que ceux de la littérature et des arts, produit maladif de l’époque, pauvre machine détraquée que domine et secoue un système nerveux perpétuellement surexcité par des rêves haineux ou par des vapeurs alcooliques ». Publié par la revue L’Artiste, caricaturé par Émile Cohl dans le catalogue de l’exposition des arts incohérents, reproduit par la gravure, À la salle Graffard devient une icône du Paris de Zola et de L’Assiette au beurre. Aujourd’hui que les querelles de la IIIe République se sont tues, c’est moins le vérisme de Béraud qui frappe que sa mise en page. Au premier plan, les gestes racoleurs nous plongent dans l’anecdote, plus loin, envahi par la brume des pensées, le tableau est voilé par un épais nuage de tabac. C’est alors qu’apparaît, entre l’agitation des personnages et les pensées qui fument, irréductible et placide, provocateur, le rectangle rouge véritable sujet du tableau. Nu, palpable, matériel, c’est sur sa surface picturale que s’inscrivent les rêves et les espoirs des lendemains qui chantent.

Galerie Fabius frères, PARIS, 152 bd Haussmann, VIIIe, tél. 01 45 62 39 18.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Petit... petit...

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