Les frères Bourgeois ou l’avant-garde moderniste belge

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 1247 mots

Si la Belgique est aujourd’hui unanimement reconnue comme un foyer incontestable de l’Art nouveau, grâce à des personnalités telles que Victor Horta ou Henry Van de Velde, sa place est nettement moins identifiable au sein de l’avant-garde architecturale de la génération suivante. Le Mouvement moderne et ses pionniers d’une architecture voulaient s’affranchir du carcan des styles promus par l’Académie, et promouvoir l’usage de nouveaux matériaux constructifs, tel le béton armé. Pourtant, le pays compta l’un des plus ardents défenseurs de cette modernité radicale en la personne de Victor Bourgeois, architecte formé à Bruxelles et proche de la pensée de Le Corbusier, de l’école allemande du Bauhaus mais surtout très influencé par la plastique rigoureuse du mouvement hollandais De Stijl. Aux Pays-Bas, cette revue d’avant-garde animée par Theo Van Doesburg, Gerrit Rietveld et d’autres, comme l’architecte J.J.P. Oud, définissait en effet les principes d’une nouvelle esthétique par la pureté des formes géométriques.
La Belgique d’alors est toutefois aussi conservatrice que l’était le milieu parisien d’avant-guerre, et, à l’instar de quelques prédécesseurs, Bourgeois fait à son tour « sécession » en refusant d’achever son projet de fin d’études, protestant ainsi contre l’historicisme encore en vogue à l’École des beaux-arts. En 1919, alors que la reconstruction débute, le jeune homme s’engage donc dans une vie de bohème, sans diplôme, en compagnie de son frère cadet, Pierre, bref étudiant en philosophie. Leur complicité intellectuelle ne se démentira jamais. Les deux hommes décident alors de se faire les animateurs de la vie culturelle bruxelloise, créant des revues d’avant-garde, souvent éphémères, comme Au volant (1919) puis Le Geste (1919-1920). Leur credo est clair : appeler à la création d’une société neuve, comme en témoigne le slogan d’Au volant : « Vers la plénitude par la dictature de la conscience. » Ces revues traitent des différentes disciplines artistiques, dans une idée de complémentarité : à leurs yeux, l’art doit s’inscrire davantage dans la vie quotidienne.
Pour soutenir leur engagement, ils créent également un lieu d’exposition à Bruxelles, le Centre d’art, qui présente les travaux de peinture de leurs camarades. Le jeune René Magritte y exposera pour la première fois, en compagnie de son compagnon d’alors, Pierre-Louis Flouquet, peintre abstrait radical et critique d’art acerbe, qui suivra les frères Bourgeois dans leurs aventures éditoriales. En 1922, les Bourgeois lancent avec Flouquet, le peintre Karel Maes et le compositeur Georges Monier une revue d’un nouveau genre, qui sera cette fois-ci couronnée de succès. Il s’agit de 7 Arts, un ambitieux hebdomadaire activiste publié jusqu’en 1928 – qui réapparaîtra brièvement après la Seconde Guerre mondiale – consacré à toutes les formes d’art, expressions directes de la vie quotidienne. Fait rare à l’époque, le journal fait aussi place au cinéma naissant, Pierre Bourgeois en devenant l’un des premiers critiques belges, intervenant à la Radiodiffusion dès 1925, avant de s’adonner à l’exercice en réalisant des films documentaires. L’architecture, traitée sous la plume de Victor Bourgeois, est toutefois affirmée dans 7 Arts comme l’art « ordonnateur » du cadre de vie. Ayant déjà pressenti le rôle croissant des médias, l’architecte fait aussi de 7 Arts le support de sa promotion, publiant son travail pour s’assurer d’une audience internationale. C’est ainsi que son premier grand chantier, la Cité moderne de Berchem-Sainte-Agathe (1922-1925), près de Bruxelles, fera l’objet d’un numéro spécial, assurant une notoriété rapide au jeune bâtisseur. Classée monument historique depuis 2002, cette cité-jardin révèle l’engagement de Bourgeois en matière de logement social. Peu de temps avant, il avait déjà construit un immeuble ouvrier, dans la bien nommée rue du cubisme à Koekelberg (1922), au retour d’un séjour marquant aux Pays-Bas qui lui inspire la rigueur géométrique de son dessin. Pour le financement de la construction des deux cent soixante-quinze logements de la cité de Berchem, Bourgeois constitue avec son frère et des amis une société coopérative. Dans un contexte de pénurie de matériaux, l’architecte utilise un « béton maigre », constitué de scories industrielles et coulé dans des coffrages réutilisables. La forme est donc soumise à ces nécessités impérieuses mais son écriture architecturale relève de cette esthétique de la « plastique pure » : pureté des lignes, blancheur des façades, économie de moyens. Avec un matériau de qualité médiocre, il parvient ainsi à produire une architecture fonctionnaliste de qualité, allant jusqu’à convoquer ses amis pour la réalisation du décor de ces habitations ouvrières : Pierre-Louis Flouquet dessine ainsi des compositions abstraites pour les vitraux, alors que le peintre Karel Maes conçoit le mobilier. Les difficultés financières du chantier l’amèneront toutefois à renoncer aux équipements collectifs révolutionnaires du programme, dont le chauffage central et les bains.

Des « traceurs d’espaces »
Malgré cette notoriété précoce, Bourgeois n’obtient pourtant que quelques commandes de particuliers éclairés, souvent des artistes, pour la construction de villas « puristes », dont la sienne, aux lignes proches des villas blanches de Le Corbusier. Il gagne toutefois sa place dans le milieu de l’architecture internationale. En 1927, il est sollicité pour participer à la construction du complexe résidentiel du Weissenhof, près de Stuttgart en Allemagne, formidable moment d’émulation pour les jeunes architectes d’avant-garde, auquel participe notamment Le Corbusier mais aussi l’Allemand Walter Gropius, animateur du Bauhaus. Bourgeois devient alors le relais en Belgique des fameux Ciam, ces Congrès internationaux d’architecture moderne au cours desquels s’élabore la théorie moderne de l’architecture, recevant tout ce petit monde à Bruxelles en 1930. Il sera toutefois absent de la fameuse session d’Athènes de 1933, au cours de laquelle est élaborée la charte d’urbanisme éponyme, qui justifiera des années de destruction de centres anciens.
L’intérêt de l’architecte pour l’urbanisme est pourtant manifeste, Bourgeois se disant « traceur d’espaces », plutôt qu’architecte « de chevalet », à l’opposé de ceux qui construisent des objets architecturaux autonomes dans leur environnement urbain. Au début des années 1930, il livre un plan d’urbanisme pour le Grand-Bruxelles, publié dans sa nouvelle revue baptisée Bruxelles (1933-1934), qui prévoie notamment la construction d’immeubles barres pour l’habitation. Les grandes commandes publiques viendront après la Seconde Guerre mondiale, Bourgeois construisant crèches, hôpitaux ou hôtels de ville. Son écriture architecturale semble toutefois s’être asséchée, devenant purement fonctionnaliste. Parallèlement, il forme toute une génération d’architectes en dispensant son enseignement à l’Institut supérieur des Arts décoratifs de la Cambre, à Bruxelles. Son travail reste pourtant largement méconnu, y compris en Belgique. « Bourgeois a toujours été davantage considéré comme un architecte penseur, comme un philosophe, plutôt que comme un architecte bâtisseur », reconnaît Iwan Strauven, commissaire scientifique de l’exposition.
Grâce aux nombreux documents d’archives conservés par les AAM, dont une correspondance inédite avec Le Corbusier, Theo Van Doesburg ou avec le théoricien de l’architecture Siegfried Giedion, l’exposition met donc en lumière cette œuvre architecturale. Mais elle place aussi l’accent sur l’intime collaboration qui exista entre l’architecte et son frère poète et journaliste, dont l’apport fut essentiel, et qui fut souvent l’auteur caché de textes signés de Victor. La collection de peintures de l’homme de plume – qui n’est malheureusement pas prêtée dans son intégralité par le musée de Charleroi – révèle en effet les accointances de ce poète désargenté avec le milieu culturel progressiste de l’époque. S’y mêlent des œuvres de jeunesse de ses amis : René Magritte, avant son orientation vers le surréalisme – qui sera vivement condamnée par 7 Arts – mais aussi de précurseurs belges peu connus en France, tels Pierre-Louis Flouquet, Karel Maes, Félix De Boeck ou Victor Servranckx. Les frères Bourgeois furent bel et bien liés à l’éclosion d’une avant-garde artistique en Belgique.

« Les frères Bourgeois et le Mouvement moderne en Belgique », BRUXELLES (Belgique), fondation pour l’Architecture et archives de l’architecture moderne, rue de l’Ermitage 55, tél. 00 32 2 642 24 75, jusqu’au 27 mars. Catalogue : 25 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Les frères Bourgeois ou l’avant-garde moderniste belge

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