Vienne : le scandale canonisé

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 702 mots

Que reste-t-il encore à commenter, à déplier, à dire de cette orée de xxe siècle viennois, celui qui vit surgir le brillant sécessionnisme et s’amorcer l’agonie de l’empire autrichien, celui qui accueillit Klimt puis Kokoschka et Schiele, mais encore Broch, Hofmannsthal, Musil, Kraus et Roth, celui qui offrit à la postérité une matière hétérogène et contradictoire adoubée par historiens, public, marché et musées, donnant lieu à l’un des mythes le plus étudiés de notre société ? La Vienne du tournant du XIXe siècle fut prise et est à prendre par le contexte historique, intellectuel, politique et social d’une Autriche engourdie par ses prescriptions conservatrices et ses certitudes bourgeoises, par ses prolongements et ruptures esthétiques. La Schirn à Frankfort choisit d’obéir aux canons du genre, par une sélection orthodoxe et étourdissante d’œuvres, soulignant juste ce qu’il faut l’écrasante autorité de la figure majeure de Klimt (1867-1918), puis celle de Schiele (1890-1918) et Kokoschka (1866-1980), annexant quelques épigones (parmi lesquels Anton Kolig et Richard Gerstl), rétablissant quelques autres dans leur bonne histoire et bon contexte, et surtout fournissant un bel et convaincant espace à l’architecte Adolf Loos. Une manière de justifier l’approche un rien critique libérée par le parcours. En empruntant son titre – « La Vérité nue – à un tableau de Klimt de 1899, l’exposition date son propos, embrassant le siècle de part et d’autre de ses charnières, et justifie l’hétérogénéité de sa sélection. Les sécessionnistes qui, sous l’impulsion de Klimt en 1897, se présentent bien davantage comme une union d’artistes réformistes face aux canons académiques plutôt que comme des révolutionnaires. « C’est dans ce mariage contradictoire d’une vie ayant subi des mutations et conservant des formes de vie dépassées que croissent et s’épanouissent les maux de ce monde », écrira quelques années plus tard le journaliste et brillant polémiste Karl Kraus. Un constat qui aurait pu illustrer la résistance d’alors affichée par les sécessionnistes face au progrès et à l’industrialisation, qui annexent les arts décoratifs à leur programme, empruntant (tardivement) les chemins de l’Art nouveau, prolongeant l’ambition romantique d’un contrôle de l’art sur le moindre détail de la vie, puisant dans la tradition baroque autrichienne, tout en jetant les bases d’une modernité en préparation. Friand d’ornementation géométrique et rectiligne, les sécessionnistes stimulent un formidable épanouissement des arts appliqués, à la recherche d’un « art de qualité », bien plus que d’un art neuf. Et avant de venir, dans les années 1903-1905, légitimer déjà une bourgeoisie en mal de formes propres, architectes, peintres, graphistes et artisans du groupe absorbent la vie culturelle, intégrant les balbutiements de la psychanalyse, l’explosion de l’individualisme, dénudant et fragmentant les corps, à l’image d’un Klimt dont le symbolisme appuyé et brillant invite souvent à un érotisme téméraire et raffiné. À cette vérité nue s’ajoute, au seuil des années 1910, celle incarnée par la génération expressionniste. Nue comme les tabous et les corps dévoilés. Comme une identité désormais interrogée au plus près de sa chair et de ses tourments. Autoportraits envoûtants de Gerstl, compositions tendues de Kokoschka, corps décomposés de Kolig, traits nerveux incisant chairs et postures, ouvrant les corps à la souffrance autant qu’aux tabous par le jeune Schiele. Vérité nue enfin qui, dans un violent mouvement de riposte face aux appétences décoratives des sécessionnistes, incarnera les préceptes d’Adolf Loos dès 1908. Après la publication cette année-là d’Ornement et Crime, ouvrage dans lequel l’architecte fustige l’inauthenticité d’une discipline flirtant avec l’art, coupable de céder aux sirènes de l’ornement. À l’architecture, il refuse la nature et la fonction artistiques, pour lui restituer fermement les moyens propres à sa pratique. Les nombreux plans présentés dans l’exposition allemande témoignent de cette objection farouche faite par l’architecte. La maison construite à Michaelerplatz en 1909-1912, la maison « sans sourcils », parce que privée d’encadrements de fenêtres et de balcons, retranchant à la façade tout ce qui ne serait pas structure architecturale. Un même combat contre la maladie de l’inauthenticité stigmatisée par l’époque, empruntant pour ce faire des procédures radicalement distinctes. « La vérité n’est pas un cristal de roche que l’on peut glisser dans sa poche mais un liquide sans limites dans lequel on tombe », écrit au même moment Robert Musil.

« Die Nackte Wahrheit » (« La Vérité nue »), FRANCFORT, Schirn Kunsthalle, Römerberg, tél. 49 69 29 98 82, 28 janvier-24 avril.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Vienne : le scandale canonisé

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque