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Une histoire de l'art. Une histoire de L'œil.

Par Jean-Christophe Castelain · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 2295 mots

Peu après la guerre, Rosamond Riley (née en 1916), mi-américaine mi-anglaise, arrive à Paris en tant que correspondante européenne de la revue américaine Vogue. Très vite elle fréquente les peintres et écrit des articles sur eux. Francophile, elle rencontre et épouse le journaliste Georges Bernier (1911-2001). Formée à l’école de la presse magazine, elle est persuadée qu’il y a une place pour une revue d’art vivante et de large diffusion. Elle et son mari convainquent un riche franco-cubain, Jean-Claude Abreu, de financer l’aventure. Et en janvier 1955, sort le premier numéro de L’Œil. Débute alors l’histoire mouvementée d’une revue d’art mythique qui a initié à l’art plusieurs générations de lecteurs.

« Je voulais qu’on lise L’Œil dans le métro »
Les journaux portent aussi un patrimoine génétique. Celui de L’Œil est très marqué par la volonté de ses fondateurs d’ouvrir l’art au plus grand nombre, par des textes originaux et simples et une mise en page propre à servir l’art tout en le désacralisant. Le nom de la revue résume bien leurs aspirations. « On cherchait quelque chose qui tourne autour de voir, visuel... Le mot L’Œil m’a plu en raison du E dans l’O que je trouvais séduisant. C’est Delpire [le maquettiste] qui a eu l’idée de placer le titre sur la gauche », se souvient Rosamond Bernier qui vit désormais à New York.

« Je voulais aussi qu’on lise L’Œil dans le métro », ajoute-t-elle. Il y avait à l’époque plusieurs revues d’art avec une diffusion confidentielle en raison d’un propos plus scientifique que grand public. La revue Connaissance des Arts venait d’être créée quelques temps auparavant, mais avait choisi de traiter davantage les arts décoratifs. Le premier numéro est vendu 200 francs (3,6 euros en équivalent pouvoir d’achat). Il comporte quarante-huit pages dont « huit pages en couleur » annoncées fièrement en couverture. Couverture qui reproduit dans un monochrome bleu la Grande Parade de Fernand Léger, ami des Bernier. D’emblée, le sommaire affiche les ambitions de la revue : « Tous les arts. Tous les pays. » Sont publiés un article sur la Renaissance française, alors peu connue, une présentation du rococo, un entretien « au magnétophone » avec le légendaire marchand des cubistes, Daniel Kahnweiler, un portrait d’Alberto Giacometti avec d’étonnantes (pour l’époque) photographies intimes du peintre.

Des textes de référence pour l’histoire de l’art
« Je n’écrivais pas d’articles de seconde main, mes sources étaient toujours primaires. Il m’est arrivé de passer de longues journées de recherche pour un article », rappelle l’essayiste Jean-François Revel (1924), collaborateur permanent de la revue de 1961 à 1967. Pendant près de quinze ans, L’Œil est non seulement le témoin de l’art mais il en est aussi l’historien et le découvreur. Les expositions sont rares, les services de presse inexistants et les voyages à l’étranger sont encore réservés à une élite. L’Œil publie des études inédites et originales de spécialistes aujourd’hui mondialement reconnus. C’est l’historien de l’art Jacques Thuillier (1928) qui fait redécouvrir le peintre Simon Vouet, ou André Chastel (1912-1990) qui publie les « bonnes feuilles » de son ouvrage de référence sur la peinture italienne. C’est l’illustre critique d’art Michel Seuphor (1901-1999), commentateur et acteur de l’art abstrait, qui livre son analyse sur le mouvement De Stijl ou dada ou encore John Russell ou Alain Jouffroy (1928). Les plus grands artistes modernes ont donné des entretiens à L’Œil : Jean Bazaine, André Masson, Joan Miró, Arman, Max Ernst, Jean Tinguely. Parfois les artistes eux-mêmes, à l’instar de Georges Mathieu en avril 1959, réalisent la mise en page des articles qui les concernent.
Et les reportages photographiques sont signés d’un certain Robert Doisneau (1912-1994).

L’une des grandes spécificités de L’Œil est d’avoir su, malgré une pagination réduite à soixante pages, ne pas se limiter aux arts graphiques anciens et contemporains et ouvrir ses colonnes à la décoration intérieure, au design et à l’architecture. La rubrique « L’Œil du décorateur » est confiée à Andrée Putman (1925) la designer aujourd’hui célébrée dans le monde entier. La rubrique « Architecture » commente avec passion les grandes aventures architecturales des trente glorieuses : du palais de l’Unesco (1957) au débat sur les Halles de Paris (1971) par l’historien d’art François Loyer (1941) en passant par les grands ensembles de Sarcelles (1959), l’architecture de Grenoble à l’occasion des jeux Olympiques (1967) ou la Défense.

Une économie fragile
La parution de novembre 1955 est entièrement dédiée aux arts en URSS, alors peu accessible aux touristes, ouvrant la voie aux numéros spéciaux sur les arts d’un pays : la Belgique en 1958 et surtout l’Italie qui s’approprie le sommaire de tous les numéros de janvier de la décennie 1960. Plus tard, les éditeurs suivants reprendront cette formule en la dévoyant quelque peu.

Même si selon Jean-François Revel « L’Œil était sans doute la première revue d’art dans les années 1960 », son économie, comme celle des autres revues, a toujours été fragile et dépendante des cycles du marché de l’art. Les équipes permanentes sont réduites à quatre ou cinq personnes. Georges et Rosamond Bernier développent alors des activités périphériques à la revue. Ce sont les éditions de L’Œil au succès limité et surtout la galerie de L’Œil active de 1962 à 1973. Les Bernier sont proches des surréalistes qui y exposent à plusieurs reprises : la revue Minotaure en 1962, la XIe Exposition internationale du surréalisme en 1965. Mais aussi des artistes plus contemporains, tel Arman en 1972.

Les temps mouvementés
La séparation brutale des fondateurs en décembre 1968, peu à l’honneur de Georges Bernier, marque le début d’une période agitée. Georges Bernier dirige seul la revue pendant quatre ans. Sa ligne éditoriale reste sensiblement la même, mais ne bénéficie plus du « réseau » des amis artistes de Rosamond.

Il passe la main en 1973 après que la revue cesse de paraître pendant quelques mois. Une nouvelle équipe s’installe. Kuniko Tsutsumi, riche héritière d’un groupe important japonais devient l’actionnaire de référence et place son mari Gilles Néret (1933) au poste de rédacteur en chef. Gilles Néret, personnage étonnant, entend rajeunir L’Œil. Mise en page hardie, sujets plus modernes, L’Œil s’ouvre à la bande dessinée (avec un article de Wolinski) et à la photographie. L’expérience dure deux ans. François Daulte (1923-1998) l’éminent spécialiste suisse des impressionnistes, éditeur-fondateur de la Bibliothèque des Arts et directeur de la fondation de l’Hermitage, déjà présent au conseil d’administration, reprend les rênes en avril 1976 avec l’aide de l’historien et marchand d’art Daniel Wildenstein (1917-2001). Il impose une formule plus classique, à peine interrompue par un essai totalement incongru de coédition avec la revue Réalités, une revue économique et sociologique et pour tout dire partisane.

La revue suisse
Pendant vingt-quatre ans, L’Œil présente un visage plutôt consensuel. Les sommaires sont en effet établis collégialement. François Daulte que ses activités retiennent à Lausanne préside mensuellement la réunion de rédaction, à laquelle assistent Solange Thierry, entrée à la rédaction en 1971 et Monelle Hayot spécialisée dans le marché de l’art.

Par la suite, lorsque Solange Thierry devenue « de Saint Rapt », rachète les parts de François Daulte et Daniel Wildenstein et dirige seule la revue, elle s’entoure d’une équipe de pigistes extérieurs.
François Daulte organise régulièrement des expositions au Japon : les parutions de janvier sont pendant plus de dix ans dédiées aux arts du Japon. Solange Thierry aime les bijoux de créateurs et y consacre de nombreux articles.

Les dix numéros annuels sont de qualité variable. Certains sont faibles en textes et en sujets, d’autres plus riches et plus denses. Les auteurs sont souvent des conservateurs de musées. « Je voulais que ce soit des spécialistes qui écrivent », explique Solange Thierry. Monelle Hayot développe les sujets sur le marché de l’art : portraits de marchands, compte rendu des foires d’antiquaires, analyse des ventes publiques. « L’Œil était un véritable sésame. Nous étions très courtisés », souligne-t-elle.
C’est à partir des années 1970 que se multiplient les expositions temporaires : Chardin en 1979, Fantin-Latour en 1982, Le Lorrain en 1983, Degas en 1988. Pour ne parler que des rétrospectives du Grand Palais à Paris. Les sommaires de L’Œil s’attachent davantage à l’actualité et s’ouvrent, sous l’influence de Philippe Piguet et de la montée en puissance de la Fiac, à l’art contemporain d’avant-garde.

Comme pendant la période Bernier, maquette, fabrication et gestion sont réalisées en Suisse. À ce titre, et en raison du rôle de François Daulte, L’Œil fut un temps une véritable revue suisse. C’est aussi à cette époque qu’apparaissent d’autres revues d’art au positionnement certes différent mais qui obligent L’Œil à s’adapter : Art Press (1972), Beaux-Arts magazine (1983), L’Objet d’art (1987). À commencer par la maquette. En 1989, le traditionnel papier jauni et cartonné est remplacé par un papier blanc et brillant plus flatteur pour les grands articles qui sont enfin tous imprimées en couleur.
Mars 1992 : la mise en page est plus moderne et construite. Janvier 1995 : pour le numéro anniversaire des quarante ans, L’Œil adopte un format légèrement réduit et propose des fiches de visites d’exposition !

De Gallimard à Artclair
Mais les changements de maquette ne sont pas suffisants pour assurer l’équilibre économique de la revue. Solange Thierry passe le flambeau à l’éditeur Gallimard qui fait appel à Guy Boyer pour relancer la revue : nouvelle maquette, retour au format et à l’emplacement du titre d’origine, baisse du prix. « On dit qu’Antoine Gallimard a été très déçu par le premier numéro et qu’il s’est du coup désintéressé de la revue », commente Solange Thierry. Aussi, moins d’un an plus tard, la revue change une nouvelle fois de mains pour rejoindre les Publications artistiques françaises, l’éditeur du Journal des Arts. C’est l’époque de la « nouvelle économie » et des investisseurs crédules.

L’éditeur du portail spécialisé dans l’art, Nart, acquiert les deux publications avant d’être emporté quelques mois plus tard dans la tourmente des start up internet. C’est ainsi que depuis près de trois ans L’Œil est édité par une équipe, qui, à l’image de sa rédactrice en chef, Annie Pérez, est animée par la passion de l’histoire de l’art et de la création contemporaine. Pour la première fois dans son histoire, L’Œil paraît onze fois par an avec une pagination minimum de cent trente-deux pages. Des hors série sont édités à l’occasion de chaque grande exposition. L’ambition est claire mais encore imparfaitement accomplie : savoir partager cette passion avec les lecteurs encore intimidés par les revues d’art actuelles.

Cette histoire de L’Œil est forcément incomplète. Il aurait fallu mettre en lumière d’autres acteurs. Notamment les annonceurs, courtisés par Odette Gasnier et qui par leur présence régulière ont permis à la revue d’exister. Ou encore ceux qui ont œuvré quotidiennement à sa réalisation : la documentaliste Marie-Geneviève de la Coste-Messelière ou la secrétaire de rédaction Monique Schneider-Maunoury qui fut la troisième épouse de Georges Bernier. Les pages qui suivent racontent combien L’Œil constitue une source importante pour l’histoire de l’art. Un témoin des grands événements du demi-siècle précédent, mais aussi un lieu partisan où les prises de positions sont nombreuses. Aucune revue n’a été aussi attentive à aborder toutes les périodes et disciplines et à exalter la création artistique. Il suffit pour s’en convaincre d’étaler toutes les couvertures de la revue. Une fondatrice anglo-saxonne, un financier cubain, un directeur suisse : rarement une revue d’art n’a été aussi internationale par ses acteurs et dans ses sujets. Et puis osons le dire avec fierté : par son audience, sa longévité et sa qualité éditoriale, L’Œil a incontestablement agi sur le goût de son époque.

Les amis artistes de Rosamond Bernier

Picasso / « C’est l’éditeur d’art A. Skira qui m’a fait rencontrer Picasso. C’était en 1947. Je suis allée le voir à son “lever” à Paris. Il y avait là quantité de solliciteurs. Toute timide je n’osais lui parler. Voyant cela, c’est lui qui est venu vers moi. Je voulais faire un article sur son séjour à Antibes. Il a dit oui et j’ai pu aller le voir là-bas et écrire dans Vogue ce que je crois être le premier article sur son activité à Antibes. »
« Sachant que je voulais créer une revue d’art, il m’a offert pour le premier numéro un “regalo” [un cadeau], un sujet en or : la possibilité de rencontrer ses sœurs à Barcelone et surtout de voir ses œuvres de jeunesse jamais montrées. J’y suis allée à la suite d’un séjour d’une semaine en Espagne avec Miró. »
« Un jour je dis à Picasso que nous allions publier un article sur Altofer. Il se souvint alors qu’autrefois il avait fait des dessins d’après ce peintre, mais que malheureusement il ne souvenait plus de l’endroit où il les avait rangés. Il faut dire que l’atelier de Picasso débordait d’œuvres. Pourtant le lendemain matin, son assistant m’amenait ces dessins. Nous avons pu les publier dans L’Œil. »
« J’ai toujours fait très attention avec Picasso. Il avait un côté un peu satanique. Il m’appréciait, je crois, car je parlais espagnol. »

Fernand Léger / « Et puis j’ai aussi rencontré Fernand Léger, communiste mais sympathique. » / « Le premier jour de vente de L’Œil, il est venu nous voir à Paris et nous a affirmé avoir fait le tour de onze kiosques ; il me disait – c’est comme cela que l’on crée la demande. Le soir nous sommes allés dîner chez lui à Gif-sur-Yvette. Il m’a offert une de ses gouaches. »

Alberto Giacometti / « J’étais l’ami de Giacometti. Il était extrêmement timide. Il m’a supplié de ne pas écrire sur lui dans le premier numéro de L’Œil parce qu’il pensait que cela allait faire couler la revue ! »

Robert Doisneau / « Doisneau était un grand ami, un homme adorable. Il a travaillé à la revue à de nombreuses reprises et pour tous types de reportages. Comme il avait une allure passe-partout, il arrivait à se faufiler partout et prendre des photos. »

André Breton / « A. Breton devait écrire un article sur Picabia. Mais le temps passait et je ne voyais rien arriver. Je suis donc allée le voir, et là il m’annonce qu’il n’a rien pu écrire depuis deux semaines, car… on lui avait offert un objet maléfique. J’ai dû écrire moi-même l’article. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Une histoire de l'art. Une histoire de L'œil.

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