Radiographie d’un marché en mutation

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 1664 mots

En cinquante ans, le marché de l’art a connu une vraie révolution. Le développement d’une scène artistique féconde aux États-Unis et
l’internationalisation des maisons de vente anglo-saxonnes ont mis fin à la suprématie de Paris.

Dans les années 1950 les commissaires-priseurs français Étienne Ader et Maurice Rheims réalisaient à eux seuls un chiffre d’affaires comparable à ceux de Christie’s et Sotheby’s. L’année 1964 marque un tournant : l’artiste Robert Rauschenberg décroche le prix de la Biennale de Venise
à la barbe de Roger Bissière, tandis que Sotheby’s dame le pion aux commissaires-priseurs français en rachetant la firme new-yorkaise Parke-Bernett. La firme anglaise passe alors d’un chiffre d’affaires de 13 millions de livres sterling, en 1963-1964, à 21,4 millions en 1965-1966. Le phénomène s’accentue d’année en année, d’autant que la clientèle américaine ne cesse de s’élargir, tandis que les acheteurs français se réduisent au gré de la pression fiscale.
D’après l’analyse de David Kusin, publiée dans une étude sur le marché de l’art en 2002 et commandée par la Tefaf, le prix moyen d’une œuvre d’art aurait augmenté de 21 % sur trois ans aux États-Unis mais diminué de 36 % en Europe pour la même période.
Si en cinquante ans le marché s’est déplacé du Vieux vers le Nouveau Continent, il a aussi entamé la puissance de feu des marchands. Le développement des ventes publiques et leur ouverture progressive aux particuliers a fortement grevé l’activité des antiquaires et des galeries, autrefois référents de goût et de prix. Jusqu’aux années 1950, la procédure de la vente publique présentait peu d’attrait. D’après Raymonde Moulin, le nombre annuel de tableaux passés en vente publique de 1800 à 1970 est resté de l’ordre de 5 000 à 6 000 tableaux par an. Un chiffre à moduler car les dispersions étaient pour la plupart dépourvues de catalogues jusqu’aux années 1970-1971. Les maisons de ventes ont donné le coup de grâce dans les années 1980, avec des enchères records et une spéculation effrénée.
Bien que la crise des années 1990 ait laminé l’ensemble de la profession, la reprise a surtout profité aux ventes publiques. De fait, alors que l’humeur des marchands est actuellement en berne, c’est moins le cas pour les auctioneers.
Malgré le développement des foires, réponse du berger à la bergère, les marchands agissent souvent en ordre dispersé et n’ont pas la même logique d’action mondiale et d’activisme médiatique. Autant de constats qui ne masquent toutefois pas la rentabilité toute relative des auctioneers, enferrés dans
une surenchère de garanties et de coûts de fonctionnement. L’apparition des premiers frais acheteurs dans les années 1970 a provoqué une levée de boucliers de la part des professionnels. Cette dîme n’a pourtant cessé de progresser. De 10 % pour les maisons internationales en 1994, ces frais sont passés à 20 % sur les premiers 100 000 euros, et 12 % au-delà. En France, ils ont bondi de 9 % à 15-18 %.
« Pour exister dans ce métier aujourd’hui, au niveau international, il faut être présent en Europe, en Asie et en Amérique, et promouvoir les ventes avec des catalogues luxueux, des expositions itinérantes et un service aux acheteurs et aux vendeurs de plus en plus sophistiqué ; et tout ceci,
afin d’obtenir le meilleur prix pour les objets qui nous ont été confiés. L’augmentation des frais acheteurs est donc justifiée, à partir du moment où la société de vente dépense plus pour promouvoir une vacation qu’elle ne le faisait il y a dix ans », rappelle François Curiel, président du directoire de Christie’s France. Pour séduire les acheteurs et justifier l’augmentation des frais, les notices de catalogues n’ont cessé de s’étoffer de provenances réelles ou hypothétiques..

Une évolution notable du goût
À ce marché à deux vitesses s’ajoutent des évolutions de goût notables avec l’apparition de nouveaux secteurs, comme les arts décoratifs du xxe siècle et, consécutivement, le retrait ou la mise en veille du mobilier du XVIIIe siècle. Les niches comme l’art d’Extrême-Orient et l’art africain, qui étaient l’apanage
d’amateurs pointus, se sont généralisées. Dans tous les domaines, le fossé de prix s’est radicalement creusé en dix ans entre le haut du panier et la moyenne gamme.
Les années 1950 étaient dominées par la griffe du décorateur Henri Jansen. « Jansen avait développé le goût des boiseries naturelles. Les antiquaires avaient suivi en les combinant avec du mobilier en acajou. L’ensemble était très facile à insérer dans les appartements modernes. Le bois doré n’avait alors pas la cote. Peu à peu certains décorateurs comme Henri Samuel sont revenus au grand goût », rappelle le spécialiste en mobilier Jean-Dominique Augarde. Dans les années 1970, certains
antiquaires exhument le mobilier d’André-Charles Boulle alors sous-coté. Une paire de commodes de Boulle, adjugée 290 000 francs en 1966 au palais Galliera obtient 1,3 million de francs en 1985 chez Christie’s Monaco. On entonnait déjà, vers le milieu des années 1970, des remarques apitoyées
sur la fin du mobilier XVIIIe. « La crise est liée à la pénurie plus qu’à la désaffection », module Jean-Dominique Augarde.
Les meubles bourgeois recherchés autrefois ont vu leurs prix stagner, voire chuter. Les pièces très architecturées, voire hors norme, gardent la barre.
Le marché de l’Art déco ne s’est construit que dans les années 1970 sous l’impulsion de galeristes comme Bob et Cheska Vallois et Félix Marcilhac. La vente Jacques Doucet en 1972 marque le début d’une envolée qui se poursuivra en 1975 par la première vente Lagerfeld avant d’atteindre son apogée en 1999 avec la collection Pierre Hebey. Un fauteuil Maharadjah que l’avocat parisien avait acheté pour 70 000 francs dans les années 1970 se propulse à 2,1 millions de francs.
« Lorsque nous avions commencé, on pouvait trouver un grand nombre d’objets, qu’on réussissait à identifier ou pas. Il y avait beaucoup d’objets et pas de collectionneurs. Aujourd’hui j’ai une centaine de collectionneurs actifs dans ma galerie et cinq-six de très haut niveau. Mais on trouve moins de choses », rappelle Cheska Vallois. D’ailleurs, comme pour le XVIIIe siècle, les catalogues de ventes comptent aujourd’hui plus d’objets que de meubles. En effet l’Art déco, ce courant qui n’a duré que dix ans, connaît une pénurie encore plus dramatique que le XVIIIe siècle. Alors les marchands tendent à valoriser les arts décoratifs de plus en plus contemporains. Les évolutions de goût obéissent à un rythme de balancier déterminé plus par l’offre que par la demande.
C’est le cas des années 1950 avec Jean Prouvé et Charlotte Perriand. Défendu dès 1956 par Steph Simon, le mobilier des années 1950 connaît une seconde vie vers la fin des années 1970 sous l’impulsion de quelques marchands comme Philippe Jousse, Patrick Séguin, François Laffanour, Éric Touchaleaume et Alan Grizot. Depuis 1998, les prix ont été multipliés par trois ou cinq pour des meubles exceptionnels, même si une révision des excès est à l’œuvre depuis trois ans.
Tout comme l’Art déco, le marché de la photographie a commencé à balbutier dans les années 1970. La première galerie de photos ouverte à New York, baptisée Limelight, remonte à 1954, mais il était alors difficile de parler de marché. Les photos de Berenice Abbott ou Robert Frank valaient autour de dix dollars. À Paris, Françoise Paviot et Alain Paviot et Agathe Gaillard font œuvre de pionniers en ouvrant respectivement en 1974 et 1975. Après une hausse amorcée dans les années 1990, les prix de la photographie aussi bien primitive que plasticienne ont connu des pics vertigineux à partir de 1999, avant de se corriger progressivement.

Multiplication de sous-segments
La structure du marché moderne et contemporain a connu les plus grands bouleversements en raison de son potentiel spéculatif presque ontologique. « Les amateurs ont changé. Ils n’achètent plus avec leur argent de poche et en achetant n’ignorent pas qu’ils devront peut-être un jour revendre », expliquait Kahnweiler à Picasso en janvier 1955. La crise de 1974, suivant de près le premier choc pétrolier de 1973, n’a pas modifié les sismogrammes du marché. « Le marché ne s’est jamais effondré. Il a nettement fléchi l’an dernier, disons de 20 % sur les bonnes choses et de 40 % sur celles dont on ne voulait pas vraiment », écrivait alors Joseph Chazades dans L’Œil. Dans les années 1980, le dynamisme du marché moderne reposait sur l’appétit culturel et la stratégie de communication des acheteurs nippons, également friands d’Art nouveau. « Les Japonais représentent actuellement 40 % du marché de l’art moderne », rappelait le commissaire-priseur Jean-Louis Picard en janvier 1990. Leur arrivée comme leur retrait a déstabilisé les prix. Après une période d’emballement où les œuvres changeaient de main dans un jeu de chaises musicales, les transactions se sont arrêtées net. Le marché actuel se caractérise par une multiplication des sous-segments comme le surréalisme et l’expressionnisme allemand. De nouvelles rigoles contemporaines se dessinent au gré des gisements artistiques prospectés. L’art le plus actuel poursuit sa folle progression grâce à une clientèle élargie aux États-Unis. Les résultats des ventes américaines d’art contemporain talonnent de près ceux de l’art impressionniste et moderne, signe d’un déplacement des sensibilités vers la seconde moitié du xxe siècle.
« De vrais, de grands Degas ? Des Monet, des Van Gogh ? Mais il n’y en a plus ou presque ! Ils se comptent à l’unité et se négocient à des prix qui n’ont jamais été aussi élevés. » Voici un constat amèrement d’actualité. Cette sentence de Joseph Chazades dans L’Œil date pourtant de septembre 1975. « Quand j’ai commencé voilà quarante-cinq ans, on me disait qu’il n’y avait déjà plus rien à vendre par rapport au marché de l’entre-deux-guerres. Mais l’approvisionnement était pourtant régulier et incomparable par rapport à aujourd’hui », confirme Jean-Louis Picard. « À la fin des années 1960, lors d’une succession, il y avait dans le lot un appartement parisien et trois propriétés. Avec les donations-partages, les gens ont distribué de leur vivant. Pour un inventaire aujourd’hui, on a un appartement à Paris et au mieux un chalet à la montagne. Le patrimoine est beaucoup plus dispersé », renchérit le commissaire-priseur Bernard Oger. Depuis une dizaine d’années, sauf exception, les ventes ne comptent que deux ou trois objets que se disputent les amateurs, tandis que le travail de la maison de vente se borne à rendre plus attrayant le reste. À se demander quelle sera la face du marché dans les prochaines années.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Radiographie d’un marché en mutation

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