Dubuffet, la danse de la rue

L'ŒIL

Le 1 avril 2005 - 1250 mots

Issue d’une courte série mais essentielle dans la production de Dubuffet, la Rue des Petits Champs offre l’image d’une ville tumultueuse, pur fruit de l’imaginaire de l’artiste. Il apporte une nouvelle lecture du quotidien à partir d’un langage issu
de l’univers spontané des enfants et des gens en marge.

La Rue des Petits Champs, peinte le 3 juillet 1962, appartient à la série de Paris Circus ouvrant une période courte (1961-1962) mais très importante dans l’œuvre de Dubuffet. C’est une réelle rupture : il renonce aux œuvres « matiéristes », décrivant un univers minéral, pour revenir à la vie qu’il traduit par une couleur exubérante et à la figuration. En effet, il vient de passer sept années à la campagne et un long séjour à la capitale le plonge dans une excitation délirante. La ville devient le sujet de ses tableaux, son affluence, ses rues, ses enseignes, ses publicités, ses automobiles, sa foule, renouant ainsi avec l’univers des Vues de Paris de 1943. « Je veux que ma rue soit folle, que mes chaussées, boutiques et immeubles entrent dans une danse folle, et j’en déforme et dénature pour cela les contours et les couleurs. » Quinze jours plus tard, il se tourne vers une autre série : L’Hourloupe, où les silhouettes graphiques, animées de couleurs franches appliquées par aplat ou par hachure, n’ont plus aucun rapport avec le réel.

Cette période est aussi celle de la consécration de Jean Dubuffet. Paradoxalement, alors qu’il s’oppose à la culture officielle, les institutions mêmes le célèbrent : dès 1960, le musée des Arts décoratifs de Paris lui dédie une rétrospective et en 1962, c’est au tour du Museum of Modern Art de New York. Il devient l’artiste français le plus controversé d’après-guerre reconnu sur la scène internationale, avec à peine vingt années de carrière. En effet, il a commencé à peindre seulement à quarante et un ans, après avoir hésité entre la peinture et le négoce du vin au Havre et à Paris. Il décide, en 1942, de se donner deux ou trois années « de bon temps », comme il aime à le dire par la suite dans ses écrits, sans cependant ne plus croire à un avenir de peintre. Les expositions se multiplieront ensuite entre la France, les États-Unis, le Japon et la Suisse.

La création à l’état brut
Lorsqu’il repère les productions qu’il baptisera « art brut » en 1945, il est confronté à un modèle que lui-même cherche à appliquer : créer en faisant table rase de toute référence culturelle. Il donne une définition de ces productions en 1949 dans un article intitulé « L’Art brut préféré aux arts culturels » (titre particulièrement éloquent pour un texte manifeste) : « Cette notion réunit les ouvrages réalisés par des personnes indemnes de culture artistique, n’étant nourries de références artistiques communes et ne faisant aucune référence à toute culture intellectuelle. » Il s’agit de création pure, réinventée par son auteur, sans intention artistique mais mue par ses propres impulsions. Il n’y a pas qu’un art brut, mais autant qu’il y a de productions et de formes d’art. « Tout le monde est peintre. Peindre, c’est comme parler ou marcher. C’est à l’être humain aussi naturel de crayonner, de barbouiller quelques images, que ce l’est de parler. » Les auteurs sont des médiums, des malades mentaux, des artisans marginaux, des détenus. Les artistes les plus connus de l’art brut sont Adolf Wölfli, Aloïse, Joseph-Fleury Crépin, Miguel Hernandez, le Facteur Cheval.

Avec ces rencontres, Dubuffet prend conscience qu’il existe des voies détournées permettant d’obtenir des moyens d’expression plus complets et plus féconds. Pour atteindre cet objectif, il est important de brider la conscience lors du processus de création afin d’éviter que toute référence artistique ne s’impose de façon évidente et ne donne, dans l’œuvre achevée, une impression de déjà-vu. C’est pour cela que Dubuffet procède par séries, composées de nombreuses œuvres exécutées rapidement, laissant la voie libre à l’inconscient.

Parallèlement à sa démarche artistique, Dubuffet collectionne des œuvres d’art brut, crée un musée, une fondation, et s’inspire le plus possible de cette approche. Dans ce contexte, il est très mal à l’aise avec le mot « art » qui véhicule une notion allant à l’encontre de la non-intention artistique sous-jacente à la création. Il devient le défenseur de l’art des gens en marge, un art qu’il diffuse internationalement.


Le monde de l’enfance
Dubuffet représente les personnages et les choses à la manière d’un enfant : les contours sont élémentaires, schématiques, faussement malhabiles et proches de la caricature. Les visages sont de face ou de profil et la représentation du corps reste la même : buste de face, présence de bras ou non, chapeaux identiques. Il cherche non pas à reproduire le réel de façon mimétique, mais veut donner une nouvelle lecture du monde. Il est persuadé que « des peintures dépourvues d’habileté comme sont celles des enfants, […], peuvent être aussi efficaces, voire davantage, que les tableaux produits dans le circuit culturel, et qu’elles peuvent être aussi surtout porteuses d’apports inattendus offrant à la pensée des ouvertures nouvelles ». La perspective apparaît comme une convention abstraite et Dubuffet lui préfère une surface plane. Il redresse le sol à la verticale pour ramener tous les plans au même niveau, le fond et la forme s’imbriquant.

La ville anonyme
Le sujet du tableau est la ville et toute l’animation qu’elle brasse. Des personnages déambulent dans une rue bordée de façades commerçantes surmontées d’immeubles aux fenêtres desquels sont postés des individus. Aucun élément ne nous permet d’identifier cet endroit si ce n’est le nom du tableau : Rue des Petits Champs, proche de la Bibliothèque nationale de France. Dubuffet ne cherche pas à imposer un lieu précis, mais l’idée d’un site, le spectateur peut alors laisser libre court à son imagination et se projeter là où ses souvenirs l’emmènent. Ce principe de l’anonymat s’applique aux personnages qui ne sont pas des portraits mais symbolisent la présence humaine donnant vie à cette rue. Ce sont des types masculins ; aucune référence féminine n’est permise car cette connotation irait à l’encontre du désir de l’artiste. Mais le plus important pour Dubuffet est non pas de représenter les objets ou les figures mais les intervalles qui les séparent, représenter le rien, l’indéterminé.

Les mots
L’écrit s’immisce dans cette ville bouillonnante avec des adjectifs : « Le Futé », « Le Tocard », « L’Amoché » associés à des noms : « La Renâcle », « Bombance », « La Canarde ». « J’y mêle des inscriptions qui sont supposées descriptives des lieux ou objets évoqués avec d’autres inscriptions qui ont fonction toute différente de figurer des interventions mentales imaginaires arbitrairement projetées dans le site. Vous pouvez imaginer qu’il en résulte une vocifération cacophonique. Or c’est justement dans cette cacophonie où je me plais. » Dubuffet brouille ainsi la frontière entre l’espace physique et l’espace mental puisque ce qu’il représente n’est qu’une abstraction offerte à l’inconscient du peintre et du spectateur. Si on associe à ces adjectifs dépréciatifs les nombreux chiffres et les « soldes », « occasions », « ventes à crédit », « rabais », on peut lire cette gouache comme une farce mettant en scène la société de consommation et la folie qui s’empare de la ville lors de la période des soldes.

Biographie

1901. Naissance de Jean Dubuffet au Havre. 1930. Fonde à Bercy un gros négoce de vins. 1942. Retour définitif à la peinture. 1947. Première exposition à la galerie Pierre Matisse à New York. Premier séjour dans le Sahara. Fonde le Foyer de l’art brut au sous-sol de la galerie Drouin. 1955. S’installe à Vence. 1962. Première rétrospective à New York au MoMA. Début du cycle de L’Hourloupe. 1985. Biographie au pas de course. Décède le 12 mai à Paris.

L'exposition

« Dans l’ivresse de l’art : Jean Dubuffet et l’Art brut » se déroule du 19 février au 29 mai, tous les jours de 11 h à 18 h ; vendredi de 11 h à 20 h. Tarifs : 2 et 1 euros. DÜSSELDORF, Museum Kunst Palast, Ehrenhof 3, tél. 0049 211 89 92 460, www.museum-kunst-palast.de

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°568 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Dubuffet, la danse de la rue

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