Collectionneurs

Charles Saatchi, colosse aux pieds d’argile

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 mai 2005 - 1505 mots

Après avoir fait la pluie et le beau temps sur le marché de l’art, le collectionneur britannique Charles Saatchi se contente de suivre la lame de fond. Ou quand le meneur devient suiveur.

«The Triumph of painting ». Tel est l’intitulé de l’exposition fleuve de la collection de peintures du publicitaire britannique Charles Saatchi. Un titre bien pompeux qui résonne comme une sentence alors qu’on y verrait plutôt une lapalissade. La peinture n’a jamais été enterrée, malgré sa mort régulièrement programmée. Ce médium n’a d’ailleurs pas attendu Charles Saatchi pour revenir sur le devant de la scène. De fait, on reste perplexe devant le premier volet de l’exposition, qui fédère Marlene Dumas, Luc Tuymans, Martin Kippenberger, Peter Doig, Jörg Immendorff et Hermann Nitsch. Où est donc le grand stratège qui avait forgé de toutes pièces le marché des Young British Artists ?
Où est le publicitaire capable de faire et défaire les cotes ? Charles Saatchi n’a plus le profil du prescripteur de goût, mais du suiveur. Non seulement les artistes ainsi regroupés ne présentent aucune cohérence esthétique commune, mais en plus ils roulent sur les rails du marché depuis au moins une vingtaine d’années. Avant de décortiquer ses achats, revenons d’abord sur cet homme capable de mener les médias par le bout du nez jusqu’à leur vendre du réchauffé comme du neuf.

Scandale et spéculation
Publicitaire londonien très successful, Charles Saatchi avait commencé à acheter de l’art minimal avec son ex-femme Doris, avant de se rabattre, par l’entremise du marchand américain Larry Gagosian, sur le Pop Art, Cy Twombly, Anselm Kiefer, Georg Baselitz et Richard Serra. Le couple prend très vite le pli d’acheter et de revendre avec un sens affûté de la spéculation. Comme le rappelle Pierre Cabanne dans son ouvrage sur les Grands collectionneurs : « La stratégie de Saatchi consiste à acheter aux artistes le maximum de leur production sur une période déterminée, ce qui lui donne la maîtrise totale du marché… La méthode accumulative qu’il impose aux artistes rend, de sa propre autorité, ses œuvres inaccessibles durant une certaine période aux collectionneurs qui n’obtiennent que des miettes du marché. Quand Saatchi décide de ne plus s’intéresser à un artiste, il vend, et ses prix s’effondrent. » Ce sera le cas avec la Transavangarde et plus particulièrement l’artiste Sandro Chia qui perdra beaucoup de plumes à ce jeu spéculatif. Vers la fin des années 1980, Saatchi revend 10 % de sa collection. La raison ? Outre son divorce, l’homme d’affaires mise sur de nouveaux chevaux, les Young Bristish Artists, bien avant que les marchands s’en emparent. À la fois nom de guerre et logo, les YBA ont semé le trouble sur le marché des années 1990 et jeté un coup de projecteur sur une scène anglaise longtemps ignorée. Même si le Pop Art s’est nourri d’abord au lait britannique avant de grandir à la sauce américaine, les artistes britanniques de ce mouvement sont restés soit confidentiels, soit peu médiatisés, faute de reproduire comme Warhol des œuvres identifiables ou des grands formats. En 1997, Saatchi orchestre à la Royal Academy de Londres l’exposition « Sensation » et présente son écurie d’artistes chahuteurs et provocants. Jouant sur le sensationnel, l’exposition fait les gorges chaudes de la presse. Le collectionneur exporte la formule à Berlin puis au Brooklyn Museum. Il a alors maille à partir avec le maire de New York, Rudolf Giuliani, offusqué par une œuvre de Chris Ofili présentant la Vierge recouverte d’excréments d’éléphant. Le litige provoque ce qu’attendait Saatchi, un scandale et une fréquentation record.
Le 8 décembre 1998, Charles Saatchi vend chez Christie’s cent cinquante œuvres de quatre-vingt-dix-sept artistes. La plupart d’entre eux n’avaient jamais connu l’épreuve du feu des enchères avant cette vente.

Un soutien pour les artistes britanniques
D’après Artprice, depuis l’exposition « Sensation » de 1997, les prix des Young Bristish Artists ont progressé de 269 % ! Chef de file de ce mouvement qui n’en est pas un, Damien Hirst jouit d’une cote au beau fixe. La vente du contenu de son restaurant Pharmacy en octobre 2004 chez Sotheby’s a généré 11,1 millions de livres sterling. À cette occasion, deux cabinets The fragile truth et The sleep of reason ont atteint respectivement 1,2 et 1 million de livres. D’après les rumeurs, François Pinault se serait porté acquéreur d’un des deux. Un cabinet de curiosités avec quelques squelettes baptisé Something solid beneath the surface of all creatures great and small s’était déjà propulsé à 1,1 million de dollars en novembre 2003 chez Phillips. Ces chiffres laissent rêveurs lorsqu’on sait que des petits cabinets valaient 15 000 francs chez Emmanuel Perrotin en 1995… D’après Artprice, les prix de Hirst, qui avaient déjà progressé de 237 % depuis 1997, ont enregistré une hausse de 51 % en 2004. Récemment, Saatchi a revendu The impossibility of death in the mind of someone living, le grand requin conservé dans du formol, de Hirst au New-Yorkais Steven Cohen pour environ 12 millions de dollars. Quelles que soient les réserves sur les pratiques de Saatchi, on peut au moins lui reconnaître le mérite d’avoir soutenu les artistes britanniques, alors qu’on ne trouve en France que peu de hérauts de la cause hexagonale.

Collectionneur de « bad painting »
Après « Sensation », Saatchi avait pensé rejouer la formule gagnante en utilisant une certaine « bad painting » avec l’exposition « Neurotic Realism » en 1999. La mayonnaise ne prend pas et la critique l’éreinte. Le publicitaire surfe depuis sur la nouvelle peinture anglaise avec Peter Doig et Chantal Joffe. Sur les sept pièces de Peter Doig, présentées dans le premier volet de l’exposition « The Triumph of painting », plus de la moitié d’entre elles ont été acquises en ventes publiques ces quatre dernières années. C’est le cas notamment du Architect’s home in the Ravine obtenu pour le prix record de 280 000 livres sterling chez Sotheby’s le 26 juin 2002. De Chantal Joffe, Saatchi possède quatre œuvres. Cette artiste trentenaire défendue par Victoria Miro n’a pas encore bouleversé les sismogrammes du marché. On la trouve entre 6 000 et 10 000 dollars en vente publique. Sur Frieze en septembre dernier, Victoria Miro proposait une toile pour 20 000 livres sterling. Saatchi a aussi jeté son dévolu sur Cecily Brown, présentée par Larry Gagosian entre 70 000 et 130 000 dollars lors de son exposition en janvier dernier. Une toile de 1997 a obtenu 110 500 dollars en mai 2001 chez Sotheby’s sur une estimation de 40 000 dollars.

Besoin d’une nouvelle image
Aujourd’hui Saatchi ne jouit pas de la même réputation qu’avant et compte sans doute sur l’exposition « The Triumph of Painting » pour se forger une nouvelle image. Mais la cote des artistes ne tient plus au fil de sa volonté car la clientèle s’est notablement élargie. « Il va en tirer de l’argent, mais il ne sera pas un grand collectionneur respectable ni un grand marchand. Il fait partie des gens qui ont décomplexé les autres collectionneurs. Quand il a commencé, il n’y avait pas autant de collectionneurs qu’aujourd’hui. Au début, tout le monde se précipitait quand il arrivait, mais
aujourd’hui, ils sont tellement nombreux qu’il n’y a pas à s’agenouiller devant lui », remarque un marchand. Il n’est pas surprenant qu’une grande partie des « nouveaux » tableaux de sa collection ait été achetée en ventes publiques ou auprès des galeries de second marché car certaines enseignes refusent désormais de travailler avec lui. Eigen Art (Berlin) et David Zwirner (New York) auraient refusé de lui vendre des pièces de l’école de Leipzig, et Frith Street Gallery ne lui aurait concédé aucune pièce de Marlene Dumas lors de son exposition en décembre dernier. De l’artiste sud-africaine, l’exposition Saatchi propose sept œuvres dont cinq ont été achetées à l’encan entre 2003 et 2004. On y retrouve ses deux records consécutifs de l’an dernier, Young boys (1993), rangée d’oignons de jeunes pré­pubères dénudés adjugée 880 000 dollars chez Phillips le 13 mai et Jule-die Vrou, un beau visage rougeoyant envolé pour 1,1 million de dollars le 10 novembre chez Christie’s. « Il y a aujourd’hui une grande différence entre ce qu’il montre et ce qu’il aime. Il achète par exemple Kaj Althoff qui est une peinture intimiste alors qu’il aime plutôt les gros bazars », remarque la galeriste Nathalie Obadia. C’est que ses choix en matière de jeunes artistes obéissent à la course spéculative sur les très jeunes artistes. Kaj Althoff qu’on retrouvera dans le second volet de l’exposition Saatchi à partir de juin, déchaîne de telles frénésies que certains sont prêts à débourser 600 000-700 000 dollars pour ses petites peintures. Dans le second opus de « The Triumph of painting », on remarque aussi six pièces de Tal R. Un tableau a bondi à 45 600 dollars en novembre dernier chez Phillips, alors qu’il vaudrait moitié moins en galerie. Idem pour Wilhelm Sasnal dont Saatchi possède treize pièces. Un tableau s’est propulsé à 62 000 dollars chez Phillips sur une estimation de 10 000 dollars. En montrant à tous les collectionneurs-prédateurs qu’il possède treize pièces de Sasnal, Saatchi attise les convoitises, fait monter les enchères. Nul doute que beaucoup de spéculateurs se sont empressés de le contacter pour qu’il leur cède ses trophées. N’oublions pas que cette exposition est un catalogue de ventes passées, mais aussi un bréviaire de ses ventes futures.

« The Triumph of painting, Part 1 », jusqu’au 5 juin, LONDRES, Saatchi Gallery, 77 Eaton Square, tél. 00 44 207 823 23 63.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : Charles Saatchi, colosse aux pieds d’argile

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