Après de Kooning

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 1 mai 2005 - 1224 mots

La Kunsthal de Rotterdam accueille son enfant du pays à l’occasion du 101e anniversaire de sa naissance, prétexte à l’exposition d’une cinquantaine de toiles et de dessins du maître de l’expressionnisme abstrait, et à l’élaboration délicate d’une hypothèse de filiation, d’Andy Warhol à Sue Williams. Hommage ou déconstruction du mythe Willem De Kooning, l’art de stimuler l’exercice de la rétrospective grâce à l’art contemporain se ferait-il récupération ?

Lorsqu’on célèbre le centenaire d’une naissance avec un an de retard, cela fait un peu désordre, du moins rattrapage in extremis. Qu’en est-il des grandes heures du peintre néerlandais émigré aux États-Unis dans les années 1920 et considéré trente ans après comme le chantre de l’art américain ? Figure charismatique et sociable de l’expressionnisme abstrait, Willem De Kooning marqua l’histoire en chevillant la figuration à ses toiles abstraites, énergiques et foisonnantes ; père (ou amant) entre 1950 et 1955, d’une dizaine de Women guerrières et dominatrices aux prises avec un courant pictural marqué par la virilité. Quelques toiles de cette période phénoménale témoignent du déchaînement des passions que suscita le peintre auprès des critiques influents comme Clement Greenberg. L’exposition fait surtout une large place aux toiles des années 1960 et 1970 presque exclusivement abstraites même si certains titres les attirent encore dans le champ du réel. Dans ces grande toiles lyriques où l’emphase du geste sublime les choix de couleurs comme dans North atlantic light (1977) ou Door to the river (1960, ill. 1), on retrouve les propensions du maître à mettre en tension les formes entre elles, à les rythmer jusqu’au paroxysme, à la dissolution des teintes pures, à les laisser sur le fil, au bord de l’effondrement.

Des rapprochements légitimes
Sur cette base, le rapprochement avec les toiles de Christopher Wool ou de Robert Zandvliet ne peut être suspecté de récupération abusive. Il s’agit bien de cette même tension, cette énergie traduite par le geste, omniprésent, qui sourd dans leurs toiles imposantes. D’ailleurs, dans la petite dizaine d’œuvres destinées à stimuler les œuvres de Willem De Kooning, on reconnaît certains codes visuels du maître : le all-over (traitement pictural annulant toute hiérarchie entre les plans, anéantissant tout effet de spatialité, toute organisation de composition et de lecture), une gestualité, la vivacité des couleurs ainsi que la tension graphique. Dès lors, qu’un Jonathan Lasker (ill. 2) concède l’influence du peintre d’origine néerlandaise dans l’un de ses essais parus en 1995 ; que Robert Zandvliet revendique la peinture de son compatriote comme source de ses plus récents paysages sans horizons ; ou que Michel Majerus (ill. 4) en appelle à De Kooning dans ses toiles nerveuses, mixages de codes pop, culture du logo et de gestes enlevés, les rapprochements ne sauraient être exagérés. Mais quid d’Andy Warhol ou Gerhard Richter ? Entre le « king of pop » et la figure du génie qu’incarnait De Kooning, les liens formels ou conceptuels manquent d’évidence même si la toile choisie pour l’occasion (Shadow, 1978) se « marie » très bien aux effets de matière et de pinceaux obtenus dans une toile quasi contemporaine peinte par De Kooning (Untitled VI, 1979). Bien sûr les toiles abstraites de Richter s’accordent au travail patient du maître de l’expressionnisme abstrait, insatisfait chronique qui reprenait sans cesse ses fameuses Women en les gratifiant d’un mille-feuille pictural auquel n’est pas étrangère l’approche abstraite de Richter.

Et des rapprochements formels
Sur un plan formel, les rapprochements opérés par les organisateurs de l’exposition sont irréprochables, efficaces, et dessinent une partition cohérente et harmonieuse, mais sur le fond, qu’en est-il vraiment ? Rien n’est plus simple que d’opérer des rapprochements visuels aux conclusions hâtives. Espérons que cet exercice n’assimilera pas toute production gestuelle actuelle à celle de Willem De Kooning. On peut en revanche redouter que cette articulation d’œuvres contemporaines ne serve surtout les intérêts de nombreuses toiles exécutées après les grandes heures des années 1950, après que De Kooning eut commis le crime parfait, l’alliage explosif de la figuration et de l’abstraction dans un tourbillon affolé de couleurs et coups de pinceaux. D’ailleurs, aucune des toiles des supposés « héritiers » n’illustre cet alliage périlleux (alors même que certains de ces artistes s’y sont déjà risqués comme Michel Majerus). L’accent est donc mis sur les paysages allusifs et brossés des années 1960 et 1970, ceux-là mêmes que le public et la critique estiment un peu moins. De là à suspecter une opération marketing, ce serait injuste pour De Kooning. Mais le risque de regarder les œuvres contemporaines uniquement « à la manière de » est, lui, bien réel. Pour ce peintre qui exécrait la notion de style, ce serait un comble.

Créer une histoire de l’art sans ruptures
Offrir des perspectives contemporaines à des sujets historiques, dévoiler ou élaborer des héritages, trouver des aînés aux artistes contemporains, donner une profondeur historique à leurs œuvres, bref marteler une histoire de l’art sans ruptures, telle est l’entreprise menée ces dernières années par les institutions et les historiens. Stratagème séduisant, il peut se révéler aussi catastrophique qu’utile, question d’honnêteté intellectuelle du projet sans soute. « I believe in Dürer », à la Kunsthalle de Nuremberg en 2000, s’était prêté à un jeu plutôt discutable de filiations de Dürer à Joseph Beuys, Jochen Gerz, Sigmar Polke, Bob et Roberta Smith. Si « Sons et lumières », remarquable exposition programmée par le Centre George Pompidou à l’automne 2004 (cf. L’Œil n° 564), avait esquissé cette tendance, tout en ratant le coche, faute d’avoir osé écrire avec ampleur la contemporanéité du thème, l’historien d’art, Philippe-Alain Michaud réussit une mise en dialogue parfaite entre des dessins italiens des xvie et xviie siècles et des œuvres du xxe siècle, de Matisse à Sol LeWitt. L’exposition du Louvre et du cabinet d’Art graphique du Centre Pompidou, « Comme le rêve le dessin » (ill. 7), offre la démonstration parfaite du bon usage des transversales dont l’acuité peut parfois surprendre tant elle se révèle perspicace. Sur ce principe, la rétrospective consacrée au land-artist Robert Smithson par le musée d’Art contemporain de Los Angeles à l’automne dernier (avant d’être programmée à l’été 2005 au Whitney Museum of Art de New York) fait aussi figure d’exemple avec une interprétation de la contemporanéité de l’artiste décédé accidentellement en 1973 à l’âge de trente-cinq ans. On connaît l’essentiel de Smithson après moult expositions institutionnelles et commerciales, dès lors comment réactiver l’intérêt du public et des chercheurs ? En démontrant l’emprise du maître sur une génération d’artistes ; à ce jeu-là, Tacita Dean, Rodney Graham, Rirkrit Tiravanija, Sam Durant, Liam Gillick incarnent « la crème » de l’art contemporain. Tous se sont emparés plus ou moins littéralement des concepts de Smithson – site et non-site en tête – mais aussi des œuvres comme Partially Buried Woodshed (1970) ou Spiral Jetty (jetée de pierre construite en spirale sur le grand lac salé d’Utah en 1973) que la Britannique Tacite Dean recherche dans deux de ses films réussissant la juste combinaison de l’hommage appuyé et de la « patte » artistique personnelle. L’aura de Smithson est positive, inattaquable, respectée et s’affiche sans complexe. Celle de Willem De Kooning sera certainement plus difficile à assumer. Les paris restent ouverts.

L'exposition

« Willem De Kooning, paintings and drawings » se tient du 10 avril au 3 juillet, du mardi au samedi de 10 h à 17 h, dimanche et 5 mai de 11 h à 17 h. Tarifs : 8,50 et 5 euros. ROTTERDAM (Pays-Bas), Kunsthal, museumpark, Westzeedijk 341, tél. 31 0 10 44 00 300, www.kunsthal.nl. Catalogue en néerlandais publié par Waanders Uitgevers.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : Après de Kooning

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