La naissance du modernisme

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 1 mai 2005 - 823 mots

Mallet-Stevens s’inscrit dans l’avant-garde architecturale de l’entre-deux-guerres. Retour sur les quelques décennies au cours desquelles, de l’Art nouveau au Mouvement moderne, l’architecture fit sa révolution et rompit avec l’éclectisme du XIXe siècle.

En 1905, le jeune Robert Mallet-Stevens entre à l’École spéciale d’architecture de Paris. En ce début de siècle, les pionniers de l’avant-garde architecturale, réunis sous la bannière de l’Art nouveau, commencent à essuyer les affres de la critique. Trois ans plus tard, l’architecte autrichien Adolf Loos prononce sa célèbre conférence intitulée Crime et ornement, au cours de laquelle il dénonce avec virulence les dérives ornementales et stylistiques auxquelles ont fini par céder les tenants d’un Art nouveau, né pourtant dans les années 1890 en rupture avec la tradition académique et l’enseignement de l’École des beaux-arts. Pour les jeunes artistes d’alors, l’heure était en effet venue de « faire sécession » en abolissant toute référence au passé et toute hiérarchie entre les arts. Il s’agissait ainsi de cesser la reproduction des formes ancestrales immuables. L’architecte, lui aussi, ne pouvait plus n’être qu’un simple copiste : il devait renouveler son inspiration au contact de la nature pour créer des formes entièrement neuves. Avec un état d’esprit commun mais des styles différents, Hector Guimard en France, Paul Hankar et Victor Horta en Belgique, Otto Wagner en Autriche, et d’autres encore, allaient être de cette équipée du « Modern Style ».

La leçon de Viollet-le-Duc
Tous partagent aussi la conviction que l’architecture doit enfin répondre à ce principe de « double vérité » déjà énoncé par Emmanuel-Eugène Viollet-le-Duc dans ses Entretiens sur l’architecture, parus à partir de 1863. Dans ce recueil de leçons qu’il aurait dû professer à l’École des beaux-arts, s’il n’avait pas rencontré l’hostilité des étudiants, Viollet-le-Duc explique que l’architecture doit désormais affirmer plus clairement son programme mais aussi les procédés constructifs utilisés. Propagandiste d’une architecture dite « rationnelle », Viollet-le-Duc engage les architectes à renouveler leurs formes au contact des nouveaux matériaux que sont la fonte et l’acier, utilisés dans l’architecture depuis les années 1870. Dès lors, la discipline va pouvoir opérer une mue profonde : les formes sont désormais générées par l’aménagement spatial interne plutôt que par une quelconque recherche de symétrie. L’immeuble parisien, devenu plat comme une planche pendant la période haussmannienne, est progressivement conquis par les dissymétries des ouvertures – là une porte-fenêtre sur balcon, là une lucarne, là encore un bow-window, générant des saillies de façade longtemps proscrites du paysage – mais aussi par la couleur et la diversité des matériaux.
Cette première génération d’architectes avait donc mené la discipline sur les pas de la modernité. Mais elle n’avait eu qu’une audience limitée, dans un contexte où l’éclectisme domine encore largement. L’anathème lancé par Loos sur les dérives formalistes et l’importance du décor allait discréditer pour longtemps ces acteurs. L’évolution était de toute manière inéluctable.

À matériau nouveau, nouvelle forme
Quand Guimard aimait à solliciter les artisans d’art pour la décoration de ses constructions, la diffusion du béton armé et la généralisation des modes de préfabrication standardisés sonnent le glas de toute fabrication artisanale. À matériau nouveau, forme nouvelle : le débat revient alors au premier plan. Breveté en 1892 par Hennebique, le béton armé avait été jusque-là cantonné aux ouvrages d’art. Mais en 1903, les frères Perret l’utilisent pour la construction d’un immeuble d’habitation, rue Franklin, à Paris. Sur sa façade, l’ossature du bâtiment, assimilable à un squelette constitué de poteaux et de dalles de béton, s’affiche sans ambages. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, ces ferments de nouveauté peinent toutefois à emporter l’adhésion de la totalité du milieu de l’architecture. Il faut donc attendre l’entre-deux-guerres pour qu’une seconde génération de pionniers – à laquelle appartient Mallet-Stevens – puisse imposer un vocabulaire neuf. Il n’est désormais plus question d’ornement superflu. Bâtie la plupart du temps pour une clientèle aisée et éclairée, la maison devient le support privilégié des recherches de cette avant-garde. Construite en béton enduit, elle arbore une esthétique du dépouillement consistant en un jeu de volumes et de lignes droites aux arêtes vives. Son toit est couvert en terrasse, ses façades sont lisses, souvent blanches et percées de baies horizontales ou animées d’audacieux porte-à-faux. Ces formes neuves sont cubiques et inspirées de la plastique élémentaire du groupe hollandais De Stijl (ill. 5).
Le Corbusier (ill. 6) en tête, bon nombre d’architectes adhèrent alors à ce vocabulaire qui s’internationalise. Mallet-Stevens est de ceux-là, même si, pour sa part, il accentuera davantage
le raffinement des intérieurs. Au-delà de l’esthétique, les recherches portent avant tout sur la création d’une nouvelle spatialité. Grâce à l’ossature de béton, l’enveloppe du bâtiment n’assume plus de rôle porteur et les murs ne sont plus que remplissage. Les plans sont donc conçus librement, au gré des besoins. « On construira simple et net » écrit Mallet-Stevens, qui se souvient alors probablement du « palais » que son oncle bruxellois Adolf Stoclet s’était fait bâtir, en 1905, par l’autrichien Josef Hoffmann (ill. 4). Cet élève d’Otto Wagner, membre de la Sécession viennoise, avait livré là un exemple précoce de « nudisme » et de rigueur volumétrique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°569 du 1 mai 2005, avec le titre suivant : La naissance du modernisme

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque