Yves Bonnefoy, de la poésie avant toute chose

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 juin 2005 - 1144 mots

Tourangeau d’origine, né en 1923, Yves Bonnefoy accomplit depuis plus de cinquante ans une œuvre essentielle de poète et de critique d’art. La ville de Tours lui rend hommage en organisant une double exposition au musée des Beaux-Arts et au château. Ici est mis en exergue le dialogue du poète avec l’art ancien et moderne, là celui qu’il entretient par le biais du livre illustré avec nombre d’artistes contemporains.

Dès les premières lignes de L’Arrière-Pays, en 1972, vous écrivez : « J’aime la terre, ce que je vois me comble, et il m’arrive même de croire que la ligne pure des cimes, la majesté des arbres, la vivacité du mouvement de l’eau au fond d’un ravin, la grâce d’une façade d’église, puisqu’elles sont si intenses, en des régions, à des heures, ne peuvent qu’avoir été voulues, et pour notre bien. » Comment un tel attachement au réel est-il compatible avec votre passion pour la peinture ?
Yves Bonnefoy : D’abord, écartons cette idée que ces aspects du monde ou ces œuvres auraient été « voulues, et pour notre bien ». C’est là une illusion dont je fais justice dans le livre, et il ne faudrait pas qu’elle ressurgisse de celui-ci comme ma tentation d’à présent.
Mais venons-en à votre question. Comment mon intérêt pour le monde et celui que j’éprouve pour la peinture peuvent-ils être compatibles ? Ils le sont pour une raison toute simple, qui est que la peinture n’est nullement en concurrence avec la « majesté des arbres » ou la « ligne pure des cimes », mais ce qui aide arbres et cimes et toutes choses qui sont à paraître à nos yeux au plus plein de leur évidence. Les grands peintres perçoivent dans la réalité ce qui y est en excès sur l’idée trop générale et abstraite que le langage s’en fait. Et aussi sensibles pensons-nous être à la beauté de la terre, à l’infini de ses manifestations, il ne nous est pas inutile de suivre le regard de Poussin, de Friedrich, ou du premier Mondrian. Il est vrai que la peinture moderne, depuis Manet, semble avoir cessé de regarder au dehors, et donc de nous reconduire à l’immédiateté du réel. Mais est-ce si vrai, sauf en surface ? Partout sur la scène contemporaine la mémoire de ce qui est ressort à travers le jeu sur les signes, et le fait qu’elle soit reniée par certains artistes ne la rend que plus dramatiquement vive et présente chez d’autres : d’où l’intérêt pour moi de beaucoup des travaux de l’avant-garde, ils nous permettent de rencontrer le monde extérieur avec nos contradictions d’aujourd’hui, et c’est alors dans quelques esprits une ouverture à l’objet sensible qui est bien plus que de la représentation : mais la résurrection de notre être-au-monde.
C’est cela que je trouve dans la plupart des artistes exposés au château de Tours.

Dans la préface au catalogue de cette exposition, où il y a les livres que vous avez faits depuis douze ans avec ces artistes, vous prévenez qu’on sera troublé par la diversité de ces œuvres mais dites aussi que vous partagez avec leurs auteurs le même « souci poétique ». Qu’est-ce qui qualifie celui-ci ? Quelle sorte d’échange entretenez-vous avec les peintres ?
Yves Bonnefoy : Ce que je viens de dire qu’ils donnent, c’est ce que recherche la poésie, laquelle est pour moi le besoin de rétablir le contact avec une intensité dans la chose ou les êtres qu’affaiblit ou occulte notre discours conceptuel. Et c’est donc bien le souci poétique que je partage avec eux, un souci qui me permet de voir par en dessous leur diversité comment les uns et les autres se disposent par rapport à la réalité, avec alors entre eux et moi la possibilité d’échanges à ce niveau qui est encore de l’invisible. Quels échanges ? Eh bien, par exemple, nous parlons ensemble, si j’ose dire, de la capacité épiphanique de l’arbre, de l’apport possible de l’arbre à la conscience de soi d’une humanité aujourd’hui privée d’elle-même autant que du monde par l’accumulation écrasante des produits de la technologie et de l’industrie. Dans la préface du catalogue de l’exposition du château je remarque que de Titus-Carmel (ill. 5) à Alechinsky, de Hollan à Ostovani ou Assar, beaucoup des tableaux exposés sont une réflexion sur l’arbre, directe ou indirecte.

À parcourir l’exposition du musée des Beaux-Arts, rassemblement d’œuvres de toutes époques qui vous sont chères, mises en rapport avec vos écrits, on éprouve le sentiment que ce que vous recherchez est une certaine forme de « conversation ». Avec les œuvres. Avec le visiteur. Avec vous-même peut-être. Qu’en est-il au juste ?
Yves Bonnefoy : Avec les œuvres ? Avec leurs auteurs aussi, parce que je ne m’intéresse à une œuvre que pour y rencontrer celui qui s’y est risqué : c’est-à-dire quelqu’un qui, s’il s’agit d’un poète, s’est senti privé de soi par cette écriture autant que porté par elle, mais de ce fait en est d’autant plus présent, là devant nous. Ce qui n’est pas, notez-le, une présence « biographique ». Je ne sais pas grand-chose de l’existence de Leopardi ou de Keats, que j’ai traduits, et nous ne savons rien de Shakespeare avec lequel ma « conversation », puisque vous me soufflez ce mot tout de même bien prétentieux, est depuis bientôt cinquante ans presque incessante. Mais la parole qui monte, pour une part inconsciente, de ces auteurs, c’est le plus intime de leur esprit que plus que tout autre action elle fait paraître, et en elle a lieu ce que nous ne pouvons rencontrer aussi fort dans l’existence ordinaire, un questionnement qui met à l’épreuve les catégories de notre inscription dans le monde, les valeurs que nous avons à y faire nôtres, les fins qu’il nous faut poursuivre. D’où suit qu’à lire ainsi, ou regarder un tableau, ou écouter un musicien ou un philosophe, c’est sûr que nous pouvons changer, tant soit peu ; et même, qui sait, pour le mieux.
Un grand historien a montré qu’après les déchirements des guerres de religions, qui avaient fait s’effondrer en France la génération de Shakespeare, de Caravage, de Cervantès, notre société intellectuelle avait reconnu à la conversation une fonction à très haut niveau, de dialectisation des contraires, d’apaisement des esprits. Grand projet qui nous a valu notre culture classique. Mais le vrai échange ne se fait pas qu’avec des idées, il faut qu’il porte sur nos perceptions les plus simples, sur nos désirs, sur nos rêves, et c’est par la voie des œuvres qu’il se produit, entre elles et nous, entre leurs auteurs à travers nous. Et c’est cette « conversation », cette fois universelle et non plus seulement française, que j’avais en esprit quand j’ai proposé au musée des Beaux-Arts de Tours ce thème de réflexion : « Assentiments et partages ».

L'exposition

« Yves Bonnefoy. Assentiments et partages / Poésie et peinture », TOURS (37), musée des Beaux-Arts, 18 place François Sicard, tél. 02 47 05 68 73 ; château de Tours, 25 av. André Malraux, tél. 02 47 70 88 46, 9 avril-3 juillet.

Légende photo

Yves Bonnefoy au Collège de France avec Joumana Haddad (2004) - Photographe Joumana Haddad - Licence CC BY-SA 2.5 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Yves Bonnefoy, de la poésie avant toute chose

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