Brésil

Trois siècles d’art et d’histoire

L'ŒIL

Le 1 juin 2005 - 1351 mots

Depuis la découverte du Nouveau Monde, l’art brésilien est le reflet d’une société très métissée, où se mêlent les cultures les plus diverses : indienne, portugaise, hollandaise, africaine. La collection Pimenta Camargo offre un panorama exceptionnel sur trois siècles d’art et d’histoire du Brésil.

En accueillant la collection peut-être la plus importante au monde d’art brésilien, Rouen ne fait que renouer avec sa propre histoire. En effet, les liens de cette ville avec le Brésil remontent au début du XVIe siècle. Si la monarchie française se désintéressait alors du Nouveau Monde, et si l’expédition de Villegagnon visant à conquérir la région de Rio de Janeiro en 1555 resta une expérience sans lendemain, de nombreux marchands normands traversèrent l’océan et abordèrent sur les côtes américaines. Ils nouèrent des échanges avec les Indiens Cario, Tamoyo et Tupinamba dont ils obtenaient du coton, du poivre, des plumes, et ce bois dont on tirait des teintures couleur de braise, qui donna son nom au Brésil, et qui fit la fortune du port de Rouen.
La joyeuse entrée d’Henri II à Rouen le 1er octobre 1550 fut l’occasion d’une extraordinaire fête brésilienne. Un village brésilien fut reconstitué sur une rive de la Seine. Parmi les arbres peints en rouge où s’ébattaient singes et perroquets, s’élevaient des huttes couvertes de roseaux et entourées de palissades. Plusieurs centaines d’hommes nus et eux aussi « rougis », dont une cinquantaine d’authentiques Indiens, offraient le spectacle d’actions pacifiques ou guerrières.
C’est aussi à Rouen, quelques années après, que Michel de Montaigne put rencontrer des Indiens Tupinamba, les écouter, et témoigner de leur étonnement devant les coutumes et les injustices criantes que la société française présentait à leurs yeux. Ce sera un des grands chapitres de ses Essais : Des cannibales.

Une collection ambassadrice
Qu’un interlocuteur tel que Montaigne pût approcher les Tupinamba fut une grande chance pour nous, et ç’en est une autre aujourd’hui de recevoir cette ambassadrice de la culture brésilienne qu’est la collection Pimenta Camargo.
Car que connaissons-nous de cette culture, mis à part les clichés et quelques grands repères comme Brasilia et l’architecture moderniste ? Bien peu de choses.
Cette collection a été constituée pendant quarante ans par Beatriz et Mário Pimenta Camargo dans le souci de réunir, maintenir ou ramener au Brésil des pièces essentielles à la compréhension de son histoire. Ce fut pour eux comme une mission : conforter une mémoire historique en reconstituant un patrimoine menacé par la disparition ou la dispersion des œuvres à l’étranger.
Exceptionnelle par la qualité et le nombre, la collection a été souvent choisie pour représenter la culture brésilienne un peu partout dans le monde. Elle compte plus de quatre mille numéros (sculptures, peintures, arts graphiques, livres rares, cartes géographiques, mobilier, orfèvrerie, céramique), allant de la découverte à nos jours. L’exposition de Rouen présente trois cents pièces et s’arrête aux alentours de 1822, date de l’indépendance du Brésil.

Indiens, Portugais, Hollandais, Africains
Art et histoire sont ici étroitement liés, et la collection compte autant de documents historiques que d’œuvres d’art proprement dites.
La période de la découverte et de l’expansion coloniale est évoquée par les éditions originales des récits de Théodore de Bry, Jean de Léry, André Thevet ou Hans Staden. Ce dernier raconte sa captivité chez les Indiens anthropophages, et comment il en réchappa. Une suite de trente-sept gouaches illustrant la Conquête des Terres de Guarapuava (ill. 4) montre, comme une bande dessinée, la rencontre des Portugais avec une tribu indienne, les bienfaits des colons, et la sanglante trahison de leurs « protégés ». Les lithographies plus tardives (xixe siècle) de Jean-Baptiste Debret (ill. 2) forment quant à elles une précieuse chronique des mœurs indigènes.
La domination portugaise dut compter avec la présence d’occupants hollandais au XVIIe siècle. Leur projet colonial était axé sur la culture de la canne à sucre. Les Indiens n’étant pas assez résistants pour cette tâche, on fit venir des milliers d’esclaves africains, qui au fil du temps formeront l’une des principales composantes de la population brésilienne. Maurits von Nassau, gouverneur hollandais de la région du Nord-Est, fondateur de la ville de Recife, est un prince humaniste et grand mécène. Il fait venir de nombreux artistes, dont le paysagiste Frans Post (ill. 3), et Albert Eeckhout. Celui-ci réalise une série de tableaux qui seront offerts à Louis XIV et tissés à la manufacture des Gobelins. Ce sera la fameuse tenture des Indes (ill. 1), représentée ici par deux magnifiques tapisseries où de puissantes anatomies « à la Rubens » se mêlent à l’exubérante nature tropicale.

Le baroque, style officiel de la conquête
Mais c’est sous le signe de la croix, bien sûr, que se développe la colonisation portugaise. L’art brésilien est avant tout religieux et, fidèle aux standards ibériques, il est essentiellement baroque (ill. 6). La rhétorique baroque, fondée sur une volonté de persuasion qu’intensifient les besoins de l’évangélisation, s’exprime dans l’ornementation fastueuse, la richesse des matériaux et des effets qui marquent l’architecture, les objets du culte, la sculpture. Le baroque prendra son plein essor après la découverte de l’or, au début du XVIIIe siècle, dans le Minas Gerais. Le développement des villes près des gisements aurifères marque le début de la civilisation urbaine au Brésil. L’or est envoyé au Portugal, d’où l’on fait venir de l’argent pour fabriquer des objets d’argenterie d’une qualité exceptionnelle, vaisselle liturgique ou ustensiles domestiques. Des objets en matériaux ordinaires, comme une louche faite d’une noix de coco emmanchée, sont parfois transposés presque tels quels dans le précieux métal. Le motif de l’Indien ou de l’ananas apparaît fréquemment sur les services de table (ill. 9, 12).
Le style baroque brillant et fleuri séduit les populations indigènes et noires, qui l’adoptent sans peine, et l’enrichissent encore de motifs locaux. L’imaginaire populaire identifie les divinités païennes des cultes originels à ces saints chrétiens brillants et colorés. Les esclaves noirs intègrent les saints à leur propre panthéon, et cette religiosité « métisse » est encore vivace de nos jours au Brésil. Un objet fascinant témoigne exemplairement de ce phénomène : la balangandã (ill. 5) que les esclaves portaient sur eux est une sorte de grand fermoir métallique auquel on accrochait toutes sortes de symboles chrétiens et païens, fétiches, amulettes, ex-voto, de préférence en argent ; cet objet constituait à la fois le capital et le signe de la réussite sociale de son propriétaire. 

De l’Aleijadinho aux débuts de l’Académie
Beaucoup d’artistes étaient des mulâtres. C’est le cas d’Antônio Francisco Lisboa (1738-1814, ill. 7), surnommé l’Aleijadinho (« le petit estropié ») en raison de la maladie dégénérescente qui l’obligea à sculpter avec des outils attachés à ses mains. Sculpteur et architecte, l’Aleijadinho mêle le grand lyrisme baroque aux grâces contournées du rococo, au sein d’une œuvre magistrale et grandiose, encore méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique. La collection compte plusieurs sculptures et
des éléments ornementaux d’une incomparable beauté dus aux ciseaux de ce premier grand artiste brésilien.
Son œuvre marque l’apogée et la fin du grand art colonial. En 1808, la famille royale portugaise, fuyant les troupes napoléoniennes, quitte Lisbonne pour s’installer à Rio. Le prince régent, le futur Jean VI, fait venir en 1816 la Mission française, qui conduira à la création de l’Académie des beaux-arts de Rio de Janeiro et à l’adoption des modèles néoclassiques. Le souci du « bon goût » et de la correction d’inspiration française et anglaise remplaceront cette religiosité baroque qui avait su accueillir la naïveté du goût populaire. Il faudra encore un siècle d’intégration des modèles européens, l’afflux, après la proclamation de la République en 1889, de milliers de nouveaux immigrants européens, puis au début du xxe siècle la formation d’un nouveau syncrétisme entre modernité et traditions locales, pour qu’apparaisse enfin une indéniable identité artistique brésilienne.  Mais cette identité est issue de l’incessant métissage qui tout au long des siècles a marqué la société brésilienne, qui le revendique comme sa richesse et sa force. Et dont les vertus constituent sans doute le beau message de la collection Pimenta Camargo.

L'exposition

« Trois siècles d’art brésilien. La collection Beatriz et Mário Pimenta Camargo » a lieu du 7 avril au 17 juillet tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h. Tarifs : 4,5 euros et 3 euros. ROUEN (76), musée des Beaux-Arts, esplanade Marcel Duchamp, tél. 02 35 71 28 40.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°570 du 1 juin 2005, avec le titre suivant : Brésil

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