M. Ingres

Un ogre glacé à la recherche du beau

L'ŒIL

Le 1 février 2006 - 683 mots

Révolutionnaire oublié de l’Académie, académicien moqué de la jeune peinture : Ingres eut une carrière paradoxale. C’est que sa peinture est faite, d’une fusion des contraires...

Jean Auguste Dominique Ingres naît à Montauban en 1780. De son père, artiste aux multiples talents, il dira plus tard : « Il faisait en sculpture et en terre cuite depuis les sphinx et les abbés lisant […] jusqu’aux statues colossales de la Liberté, qu’il était forcé d’improviser dans nos temples, dans ces horribles jours de la Terreur et des décades de la République. » Grâce à ce père polymorphe, il reçoit une éducation artistique complète, violon compris, et se fait admettre, en août 1797, dans l’atelier de David, à Paris, haut lieu du néoclassicisme, et bientôt le principal pourvoyeur en esthétique de l’empire napoléonien.
Né d’un coup de force, séparé de l’Église, l’Empire naissant a besoin de se fonder dans une nouvelle croyance : l’antiquité greco-romaine comme idéal du beau, de la pureté, comme rêverie d’un corps incorruptible. Chez David, Ingres se distingue par un sérieux effrayant, par ce que Baudelaire, son critique le plus clairvoyant, appellera un « immense abus de la volonté ». Ingres, dans sa recherche du beau, du pur, ne plaisante pas. Il ne l’asservit pas, comme la plupart des davidiens, à une édification morale, ni même à une célébration des canons grecs. Il y mêle quelque chose d’intimement fixe, obsessionnel, qui donne à ses compositions un caractère hallucinatoire, « trop beau pour être vrai ».

Peintre d’histoire et portraitiste
Ses premiers tableaux, les portraits de la famille Rivière, celui de Napoléon, dont il fait un grand Pierrot lunaire enluminé, et jusqu’à la figure imposée, une scène mythologique, qui lui vaut le Grand Prix de Rome, décontenancent la critique. « Oui, l’art aurait bien besoin qu’on le réforme, et je voudrais bien être ce révolutionnaire-là. […] Ils affermiront encore plus mes idées dans cette belle route, ils ont beau crier que je m’égare, insensés ! », écrit-il en 1806, aussitôt arrivé à Rome, pour un séjour de quatre ans, dans la villa Médicis, qui récompense les lauréats du Grand Prix.
Les tableaux qu’il envoie à l’Académie de France, comme gage de ses progrès en peinture officielle, ne font rien pour dissiper le malentendu. Au lieu des Achille altiers, des Mars aux petits pieds qu’on attend d’ordinaire, il livre une placide et large baigneuse, un monumental Jupiter et Thétis – dont David estime qu’il est l’œuvre d’un fou – dans lesquels se révèle certes une antiquité, mais non point celle, domestiquée, des néoclassiques. Elle exprime bien plutôt la végétative puissance des femmes, dans les sociétés grecques primitives, matrilinéaires, et les mâles renâclements d’Homère.
Dédaigné, puis oublié de Paris, Ingres vit de portraits, ceux des fonctionnaires français, arrivés à Rome avec l’invasion des troupes napoléoniennes, en 1808, puis des étrangers de passage, après la chute de l’Empire, en 1814. Sa peinture le soutient, la carrière le fuit. C’est finalement la monarchie, restaurée en 1814, qui le ramène au premier plan.
Pressée de renouer le lien avec Dieu, l’administration du royaume lui passe commande de grands tableaux religieux. L’intensité surnaturelle de sa peinture, bien qu’exercée au détriment de la moralité d’ensemble, suffit à faire de lui, face aux sauvageries romantiques de Delacroix et de ses bardes, le rempart du classicisme.
Le Vœu de Louis XIII, présenté victorieusement au Salon de 1824, signe son retour à Paris. Décoré de la Légion d’honneur, professeur à l’École des beaux-arts, directeur de la Villa Médicis, entre 1835 et 1841, et fêté, à son retour, par le roi Louis-Philippe en personne, l’ancien révolutionnaire s’engonce dans un rôle de gardien du temple classique, dont il souffre lui-même. Cependant sa vitalité, son « immense abus de volonté » ne sont pas près de le quitter. Dès qu’il parvient à s’échapper de la forme historique, officielle, et revient au dessin des corps, il retrouve cet équilibre miraculeux, le souffle de Dionysos introduit dans la forme glacée d’Apollon. Il achève en 1864, à l’âge de 84 ans, le Bain turc, comme une synthèse des femmes pythonesques qu’il a toujours peintes, une culture d’amibes ordonnée sous un verre grossissant : c’est ici que, pour Ingres, se fait le monde.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°577 du 1 février 2006, avec le titre suivant : M. Ingres

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