Agnès de la Beaumelle : « La poupée est véritablement une œuvre convulsive »

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 mars 2006 - 909 mots

La rétrospective replace la pratique du dessin au centre de l’œuvre de Bellmer et témoigne de son appartenance surréaliste. Entretien avec Agnès de la Beaumelle, commissaire de l’exposition.

Quelle place occupe le dessin chez Bellmer ?
L’essentiel de l’œuvre de Bellmer est une œuvre de dessinateur. Nous voulions mettre en perspective cette pratique centrale avec son œuvre photographique, plus connue, en déplaçant le propos vers la question de l’anatomie du désir.
C’est par le dessin qu’il élabore cette géographie du corps. C’est aussi la partie la plus gênante de son œuvre. Au fond, la photographie dérange moins, on est habitué à sa brutalité. L’activation du dessin est plus personnelle. Et puis il y a la trace de la main.

Quelle était sa pratique du dessin ?
Bellmer a toujours dessiné. Dans les années 1920, il dessine des satires sociales, des scènes de cabaret avec des traits très aigus, très violents, très grinçants, dans l’esprit des dadaïstes berlinois. Ça n’est qu’ensuite qu’il évolue vers un dessin plus classique, comme les autres, en suivant la nouvelle objectivité.
Paradoxalement, son dessin érotique est un dessin qui en appelle aux méthodes et aux formes de la grande tradition allemande, celle de Dürer ou d’Altdorfer. Son trait est très maniéré, avec des rehauts de blanc et une grande élégance linéaire. Il y a comme une ambiguïté entre l’harmonie classique de son dessin et la cruauté de l’image.

La première poupée née en 1934 était-elle une création politique ?
Bellmer était un humaniste qui proposait l’idée d’un inconscient physique par opposition à l’inconscient mental de Freud. Là était son ambition. Ce qui était politique, c’était de décider d’arrêter toute activité socialement utile dès lors qu’Hitler avait pris le pouvoir. Mais la poupée est une recherche personnelle. Elle est l’instrument, le point de départ pour stimuler son imagination érotique. C’est un propos d’anatomiste, un corps impossible, une œuvre évolutive qui permet des tas de combinatoires et de développements. C’est une œuvre sans fin, avec laquelle on joue.

Incarne-t-elle l’objet surréaliste par excellence ?
C’est vrai que Bellmer répond d’emblée aux objectifs du surréalisme. La poupée est véritablement une œuvre convulsive, par cette hystérisation du geste et du corps qui n’est pas très loin de celle de Dalí. Elle est d’ailleurs tout de suite adoptée par les surréalistes, sidérés qu’on puisse proposer des images aussi audacieuses venant de l’inconscient.
La poupée est un objet ambigu. Ni sculpture, ni objet, c’est un organisme hybride, manipulable, qui fonctionne et en même temps un instrument pour l’imaginaire, une mécanique absurde, un corps de femme réduit à ses organes les plus essentiels. Au fond, une objectivation de l’inconscient érotique, couleur chair et quasiment grandeur nature.

Bellmer s’est-il adapté au dogme surréaliste ?
Non. L’embrigadement politique du surréalisme, ça n’était vraiment pas son affaire. Il était farouchement individualiste. On le voit mal suivre un programme collectif !

Il y avait un écart entre ce que les surréalistes en ont fait et ce qu’il était ?
Pas vraiment. Disons qu’à cause d’eux, Bellmer est resté un artiste surréaliste. Mais il les a dépassés par sa recherche d’anatomiste. Cette manière de penser le corps intérieur, le corps inconscient, c’est d’une modernité totale. Même si les images de Dalí étaient transgressives, Bellmer va beaucoup plus loin que l’imagerie érotique des surréalistes.

Par la cruauté qu’il met en jeu ?
Oui. Un peu dans l’optique de Georges Bataille. Plus une chose est cruelle plus elle est active, et plus elle révèle des pulsions authentiques. C’est vrai que la relation entre le regard et la pulsion, la pulsion scopique, cette volonté de s’approprier les choses par le regard et le désir, c’est un propos très bataillien, et c’est aussi celui de Bellmer.

Davantage qu’un propos inspiré par Sade ?
Au contraire. Pour moi Bellmer est plus proche de Sade que de Bataille. Chez Bataille, on est dans le récit romanesque, alors que chez Sade, on est dans la compulsion, la répétition, l’obsession, l’énumération. C’est très bellmerien.

Cela en fait-il un pornographe ?
Non. Il a d’ailleurs écrit un texte qui s’appelle Anatomie de l’image, comme si l’image était un corps. L’image du corps et le corps de l’image. On est bien dans cette réversibilité, dans cette ambiguïté. On a affaire à des images et non pas au réel. C’est une œuvre d’artiste.
Ce qu’on voit, ce sont de très belles images et on en oublie vite la cruauté. Tous ces glissements à l’intérieur du corps rendent les choses ambivalentes. Bellmer sublime l’image par une certaine beauté. C’est quelqu’un qui avait une exigence esthétique très forte.

En vous plongeant dans cette œuvre graphique, qu’est-ce qui vous a frappé ?
L’accumulation. Le côté compulsif des images. S’il imagine une fesse de femme, Bellmer la fait dix fois, quinze fois, jusqu’à ce qu’il trouve le rouage parfait, la ligne parfaite, jusqu’à ce que le désir circule dans l’image. Sa pratique est très répétitive et c’est pour cela que l’exposition montre autant d’œuvres. L’esprit de son travail est dans cette énergie-là.

Biographie

1902 Naissance à Katowice en Allemagne. 1933 Premiers travaux autour du thème de la poupée. 1936 Expositions aux États-Unis, en Allemagne et au Japon. 1938 Il s’installe en France. À Paris, il rencontre les surréalistes. 1939 Il est déporté au camp des Milles dans les Bouches-du-Rhône, aux côtés de Max Ernst. 1949 Les photographies des poupées de Bellmer sont publiées, accompagnées de textes de Paul Eluard. 1970 Exposition personnelle au Stedelijk Museum d’Amsterdam. 1975 Hans Bellmer décède à l’âge de 73 ans.

Autour de l’exposition

Informations pratiques L’exposition « Hans Bellmer : l’anatomie du désir » se tient au Centre Georges Pompidou du 1er mars au 22 mai, tous les jours sauf le mardi et le 1er mai, de 11 h à 21 h. Tarif musée et exposition”‚: 10 et 8 €. Centre Georges Pompidou (galerie d’art graphique), place Georges Pompidou, Pairs IVe, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°578 du 1 mars 2006, avec le titre suivant : Agnès de la Beaumelle : « La poupée est véritablement une œuvre convulsive »

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