Yto Barrada

Les exilés de Gibraltar

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 avril 2006 - 412 mots

Qui dit « Gibraltar » dit « détroit » du même nom et, en face, à une vingtaine de kilomètres, les côtes marocaines. Lieu de passage obligatoire entre la Méditerranée et l’océan Atlantique. Passées les Colonnes d’Hercule qui font le fameux rocher côté Espagne, on entre dans un autre monde, celui de l’Afrique du Nord et de l’Antiquité quand on va vers l’est, celui de l’Océan et des grandes routes maritimes quand on va vers l’ouest. Sur la côte africaine, le voyageur débarque ordinairement à Tanger. C’est entre cette ville mythique, dont son père est originaire, et Paris où elle est née en 1971 que l’artiste franco-marocaine Yto Barrada partage son temps.

Apparu sur la scène artistique voilà quelques années, son travail photographique sur le détroit de Gibraltar a immédiatement retenu l’attention. Loin des images clichés des agences de tourisme, les photos de Barrada visent à rendre compte de la condition de ceux qui y vivent en situation de passage entre le Sud et le Nord, ces laissés-pour-compte de l’Afrique, clandestins de l’émigration, prêts à franchir le détroit à n’importe quel prix.

Quand elle travaille à Tanger, « je photographie, dit-elle, des tentations et non pas de véritables tentatives, à la façon du reportage ». Ses images sont de fait celles d’une attente, d’une envie d’exil et, pour tout dire, d’un désir d’Occident. Les gens qu’elle photographie le sont le plus souvent de dos, comme pour souligner un état d’absence, voire de non-identité, et ses vues de terrains vagues sont pleines de trous. Observant qu’en français comme en arabe, le mot « détroit » conjugue étroitesse et détresse, Yto Barrada s’attache à mettre en exergue les différents aspects de ce territoire si particulier
qu’elle qualifie de « goulet d'étranglement ».

Mêlant photos, vidéos, objets et textes, rien n’intéresse plus l’artiste que de rendre compte de la coïncidence dont le détroit est marqué « entre un espace physique, un espace symbolique, un espace historique et, enfin, un espace intime ».

Yto Barrada sait de quoi elle parle, elle qui en est partie et qui y revient sans cesse alors que les autres n’aspirent qu’à le quitter. Si elle dit exorciser dans ses images la violence du départ des autres, c’est qu’elle vit, pour sa part, celle d’un retour permanent. Son art se nourrit de l’épreuve entre ces deux extrêmes.

« Yto Barrada », Jeu de paume, site Sully, 62, rue Saint-Antoine, Paris IVe, tél. 01 42 74 47 75, 31 mars-11 juin 2006.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°579 du 1 avril 2006, avec le titre suivant : Yto Barrada

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