Du mépris à la consécration, un regard « autre »

Par Bérénice Geoffroy-Schneiter · L'ŒIL

Le 28 août 2007 - 949 mots

Loin de se contenter d’ajouter un musée de plus au paysage muséal français, le Quai Branly a suscité un intérêt sans précédent pour les arts premiers, au point d’en changer les modes d’exposition.

Le nombre de visiteurs qui se sont engouffrés dans les salles obscures du musée du quai Branly, depuis son ouverture en juin 2OO6 (L’œil n° 582), est faramineux : 1,7 million !
Qui eut cru que le succès serait si retentissant, l’engouement si populaire ? Comme si les spasmes douloureux qui accompagnèrent la gestation de ce projet muséal s’étaient soudain évanouis… Oubliée la « croisade du musée de l’Homme » et ses partisans d’une ethnologie « pure et dure » sans compromis esthétiques ? Estompées les craintes d’un musée européocentriste confisquant le regard sur ces arts « autres » et « lointains » ?

Une approche nouvelle
Force est de constater que la programmation aussi éclectique qu’ambitieuse du musée a su apaiser les angoisses de ceux qui redoutaient la suprématie du regard des collectionneurs et des esthètes sur celui des conservateurs et des scientifiques. Comment oublier ainsi l’hommage rendu, dès l’ouverture du musée, à l’ethnologue français Georges Condominas qui partagea, entre 1948 et 1949, l’existence des villageois de Sar Luk, au cœur du Vietnam. Des carnets de notes aux feuilles de dessin, en passant par les photos et les objets collectés sur le terrain, l’exposition s’apparentait à une formidable leçon d’humilité scientifique, loin, bien loin de l’ambiance électrique qui s’est emparée des dernières ventes aux enchères consacrées aux objets « primitifs ».
Idem pour cette non moins ambitieuse exposition consacrée à la symbolique de la réparation en Afrique, et à ces objets joliment qualifiés de « blessés ». Calebasses fissurées, balafrées, que des mains expertes de jeunes filles ont pansées, ravaudées, ligaturées comme un chirurgien le ferait d’une plaie ouverte. Nul souci de spectaculaire, là encore, mais une démarche tant ethnologique qu’esthétique nous invitant à regarder « autrement » ces statues, masques, boucliers et autres objets du rituel ou du quotidien que les collecteurs et conservateurs occidentaux eurent tôt fait de reléguer dans le « purgatoire » des réserves muséales…
C’est ce même respect de « l’humain » derrière l’œuvre que l’on devine dans cette présentation de céramiques nées des mains expertes des femmes berbères de Grande et de Petite Kabylie : un répertoire de formes et de décors que l’on croirait surgi d’un vieux fonds commun appartenant au néolithique, d’abord tatoué sur les visages avant d’envahir les flancs des coupes et des plats.

Le marché dopé
Certes, on avancera que l’ouverture du musée du Quai Branly a largement dopé le marché des arts « premiers » et que nombre de marchands se frottent les mains, avec, en ligne de mire, les sommes astronomiques atteintes par la vente Vérité (L’œil n° 581). Il n’empêche que les expositions proposées par les galeries parisiennes offrent souvent l’occasion d’admirer des ensembles de pièces à faire pâlir de jalousie bien des musées. Ainsi la galerie Ratton-Hourdé a exposé cet été un ensemble de masques et de sculptures Dan de Côte-d’Ivoire d’une qualité tout à fait exceptionnelle (L’œil n° 593). Par leur beau bois sombre que sublime une patine luisante, ces pièces figurent, il est vrai, au panthéon des pièces que doit posséder tout bon amateur d’art africain.
Plus audacieux est apparu le choix du galeriste Albert Loeb qui a fait découvrir les masques réalisés par la communauté des Ijo et des Igbo qui vivent à l’embouchure du fleuve Niger. D’une polychromie audacieuse, leurs cimiers épousant la silhouette de poissons, de crabes, de crocodiles, de requins et même de dauphins sont de toute beauté.

L’Asie, le grand vainqueur
Mais s’il est un continent qui devrait profondément renouveler les études et le regard sur les arts « premiers », c’est bien l’Asie. En attendant l’exposition que Jean-Pierre Mohen souhaite consacrer en 2008 aux populations aborigènes de l’Inde (ces « hors-castes » trop longtemps négligés par les indianistes eux-mêmes), les masques chamaniques comme les parures et les tissages des minorités ethniques du Sud de la Chine ont suscité depuis peu une floraison d’études et de publications.
Faisant écho aux très belles salles que leur a consacrées Christine Hemmet au sein du musée du Quai Branly (réconciliant admirablement l’approche ethnologique à la dimension esthétique grâce à la confrontation de photos), le musée Jacquemart-André, à Paris, a ressuscité le vieux fonds chamanique des masques de Nuo de la Chine rurale dont la fonction n’était autre que « d’expulser les démons de la maison ». Soit une extraordinaire collection de grimaces et de trognes miraculeusement épargnées des campagnes iconoclastes de la Révolution culturelle : masque de Leigong, le dieu du tonnerre à tête de poulet capable de purifier le monde par un déluge dévastateur, masque de Kaishan, démon d’apparence féroce adoré par les communautés montagnardes, masque de Tudi, le dieu du sol et des céréales autrefois représenté par une pierre phallique, masque de Kailu, le « général unicorne » qui ouvre tous les chemins, masque de Erlang, le « deuxième fils » à la gueule grande ouverte découvrant des crocs menaçants… Un seul regret, cependant : que ces œuvres admirables perpétuant des rituels et des langages artistiques en déshérence n’aient guère rejoint les collections nationales, non loin du bel ensemble collecté par Marc Petit au Népal et au Tibet…
Mais en cette rentrée 2007, l’actualité des « arts premiers » devrait être largement dominée par l’exposition que le musée du Quai Branly consacrera début octobre à l’antique royaume de Bénin, dans l’actuel Nigeria. Une invitation à regarder, là encore, « autrement » le continent noir à travers cet art de Cour narratif et flamboyant, aux antipodes de la vision atemporelle et archaïque trop souvent attachée à l’Afrique.

Autour de l’exposition

Informations pratiques « Primitifs”‰? », jusqu’au 18 novembre 2007. Commissaires”‰: J.-G. Bosio et J.-R. Bourrel . L’Abbaye de Daoulas, 21, rue de l’Église, Daoulas (29). Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 18 h 30. Tarifs : 6 € et 4 €. Tél. 02”‰98”‰25”‰84”‰39, www.abbaye-daoulas.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°594 du 1 septembre 2007, avec le titre suivant : Du mépris à la consécration, un regard « autre »

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