Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 novembre 2017 - 1045 mots

Immense peintre, quoique longtemps oublié, Nicolas Régnier (vers 1588-1667) sut admirablement conjuguer le caravagisme romain avec la sensualité vénitienne, ce dont témoigne son éblouissante Jeune Femme à sa toilette ou Allégorie de la vanité.

Comme toujours en pareil cas, lors de ces siècles où seuls les faits d’armes et les mûrs exploits semblent vouloir laisser des dates dans les registres, le conditionnel émaille les débuts de Nicolas Régnier, dont on suppose qu’il naît à Maubeuge vers 1588. Formé à Anvers, le peintre gagne rapidement l’Italie, qu’il ne quittera jamais plus, passant de Parme et la cour des Farnèse à Rome, où il devient le digne émule de Caravage, puis Venise, où il s’établit en 1626 et s’éteint quelque quarante années plus tard, en 1667, non sans avoir été un irrésistible marchand et un formidable collectionneur.

PRÉCISION ET SUAVITÉ
Flamand par son lieu de naissance, Français par la langue, Italien par adoption, Nicolas Régnier jouit de la protection des plus grands – le marquis Vincenzo Giustiniani dans la Ville éternelle et Louis XIV dont il est le « peintre en Italie » – et d’une gloire exceptionnelle. De Caravage, l’artiste retient le clair-obscur et le réalisme, la noirceur et les bas-fonds ; de la Sérénissime, il assimile la passion pour la sensualité et le théâtre, les ors et les brocarts, pour ce qui brille et ce qui pare. À cet égard, la Jeune Femme à sa toilette (vers 1630-1635), conservée au Musée des beaux-arts de Lyon, constitue un point d’équilibre entre l’obédience caravagesque et le tropisme vénitien : l’ombre y règne à parts égales avec la lumière, la précision anatomique le dispute à la suavité des draperies, la morbidité des chairs est exhaussée par la sensualité des gestes. Parfaitement harmonieuse, cette toile n’en est pas moins redoutablement ambiguë, d’autant qu’elle s’inscrit dans un débat contemporain sur la condition féminine, alors largement discutée. Forte de nombreuses découvertes, l’exposition nantaise, qui n’est autre que la première monographie internationale consacrée à Nicolas Régnier, permet de pénétrer les arcanes de ce chef-d’œuvre et d’en approcher la fulgurante complexité.

La parure opulente
Ce coin de table pourrait offrir un élément de réponse à cette énigme picturale. Sur l’épaisse nappe de velours rouge sont disposés d’éloquents objets – un collier de perles, un peigne d’ivoire et un flacon de parfum. Or ces instruments destinés à la toilette de la courtisane sont également les attributs que l’on prête à la voluptueuse et luxurieuse Marie Madeleine et constituent dans bien des cas une personnification de la Vanité.

Polysémique, ce tableau s’inscrit au cœur d’une controverse qui, attisée par l’académie littéraire des Incogniti, s’articule autour du faste contemporain des toilettes, incarnant pour certains une turpitude venimeuse et, pour d’autres, un droit souverain – à la volupté et à l’opulence.

Nicolas Régnier dénonce-t-il ici un luxe ostentatoire ou livre-t-il une apologie de la féminité ? Est-il question de vanité ou de vénusté ? Peut-être des deux : par ce règne des miroirs, des onguents et des fleurs, le peintre semble rappeler la fragilité de la beauté, sa caducité naturelle, son irrésistible volatilité.

Le miroir duplice
Du quart supérieur droit du tableau, plongé dans le noir, n’émerge que le miroir, comme en lévitation, comme une apparition. Le cadrage serré et la composition légèrement de biais permettent de déployer pleinement le reflet qui s’offre aux yeux du modèle et, en conséquence, aux nôtres.

Des boucles délicates caressent des joues rosies, de fines lèvres carmin rehaussent la noirceur d’un regard attentif, de légères luisances animent une peau soyeuse, presque porcelainée : avec une science souveraine, le peintre prouve ici son incomparable talent de portraitiste. Du reste, ce modèle est connu, tout du moins reconnu, puisque c’est lui qui offre sa main à la caravagesque Diseuse de bonne aventure (vers 1626-1630) dans cette autre toile majeure de Régnier, conservée au Musée du Louvre.

Ce miroir au cadre d’ébène, qui intervient comme un révélateur, soulève une question pour le moins épineuse, car cruciale : offre-t-il l’image de la vérité ou, duplice, donne-t-il à voir le reflet d’une beauté illusoire, volontiers illusionniste ?

La nuquemagnétique
Une jeune femme est assise face à son miroir et, de sa main gauche, ajuste gracieusement sa chevelure dans laquelle elle glisse des fleurs d’oranger que seule la savante image spéculaire permet de dévoiler. Sa blonde toison s’illumine de plusieurs reflets dorés et, nouée par un ruban bleu, dégage une nuque et un dos lactescents. Somptueusement vêtue, la belle est tout à sa toilette et fait du regardeur un indiscret, presque un voyeur.

Si ce portrait « au naturel », qui nous introduit dans l’intimité du modèle, est présidé par une grande sensualité, ainsi la délicatesse de cette chair entraperçue, et comme oubliée, il trahit également l’influence de Caravage, dont Nicolas Régnier est l’un des plus brillants héritiers : par sa blancheur, presque livide, et sa douceur, presque morbide, la peau évoque sans conteste les tableaux de son aîné, au même titre que cette ombre puissante et triangulaire qui, venue se nicher entre les omoplates de l’élégante, souligne la souplesse charnue de ce dos magnétique.

Les drapés vertigineux
L’élégante et son reflet composent une image double, tout en indices, ricochets et ambivalences. Mais, à bien y regarder, elle n’occupe qu’un tiers de ce tableau que peuplent, pour le reste, une ombre profonde et des drapés admirables.

Au rideau vermillon dans le coin supérieur gauche, qui fait de cette scène d’intérieur une scène de théâtre, répondent la nappe de velours garance, le bleu de Prusse du taffetas de la robe et le châle ivoirin qui, avec ses délicieux brocarts, adoucit la transition vers l’or du corsage. Véronèse, Fragonard et Ingres réunis…

C’est que Nicolas Régnier a un sens aigu du spectacle, de la spectacularisation : tandis que Caravage lui a transmis à Rome l’amour du drame, Venise lui a inoculé le goût du théâtre – des artifices, des baroqueries et du souffle. Partant, ces drapés virtuoses, avec leurs plis sculpturaux et leurs reflets violents, constituent un véritable morceau de peinture, un morceau vertigineusement abstrait tant le regard peut s’y perdre, s’y abîmer. 

Vers 1588-1593
Naissance à Maubeuge
1607-1615
Formation dans l’atelier d’Abraham Janssens à Anvers
Vers 1617
Après avoir séjourné à Parme, arrive à Rome
1626
Arrive à Venise
1644
Obtient la charge de peintre du roi de France (Louis XIV)
1667
Décès de Nicolas Régnier

« Nicolas Régnier. L’homme libre »,
du 1er décembre 2017 au 11 mars 2018. Musée d’arts de Nantes, 10, rue Georges-Clemenceau, Nantes (44). Tarifs : 8 et 4 €. Commissaires : Sophie Lévy, Adeline Collange-Perugi et Annick Lemoine. www.museedartsdenantes.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°707 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : <em>Jeune Femme à sa toilette</em> de Nicolas Régnier

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