Klaus Rinke - Dans l’espace et le temps

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 22 novembre 2017 - 1793 mots

L’artiste, qui a donné à l’eau et au corps une place prépondérante dans son œuvre, réactive l’une de ses installations majeures au CCC Olivier Debré de Tours.

Vu depuis la terrasse du château où il habite en Autriche, le Danube décrit une courbe légère et majestueuse qui augmente la beauté verdoyante du paysage. Pour un peu, on se croirait en Amazonie. Tout y est « luxe, calme et volupté », ajouté à cela un sentiment grandiose de l’espace. Sitôt que l’on se retourne et que l’on découvre la haute tour gardienne du château de Neuhaus, c’est un peu du Moyen Âge qui surgit à nos yeux. La bâtisse, propriété d’une famille baronne locale qui en occupe encore une partie, est partagée en quelques logements choisis, dans l’un desquels vit Klaus Rinke. L’artiste, originaire d’Allemagne, est venu s’y installer voilà quelques années, quittant vivement son fief de Haan, près de Düsseldorf, où il vivait de longue date, furieux contre le fisc de l’avoir poursuivi pendant quasi dix ans pour n’avoir finalement rien à lui reprocher. Ceux qui connaissent l’homme et son intégrité n’ont pas manqué de partager son ressentiment à l’égard des autorités allemandes, souffrant avec lui des difficultés qu’il a traversées.

Aujourd’hui est un autre jour et Klaus Rinke a trouvé en Autriche un site et un espace à sa mesure qui lui permettent de regarder loin devant lui. Non seulement il a jeté son dévolu sur un immense bâtiment industriel situé à quelques kilomètres de là, où il a rapatrié des années de travail, d’archives et de matériels, mais il a rencontré en la personne du baron de Neuhaus un ami et un fervent défenseur. Convaincu par l’importance artistique de l’œuvre de son nouveau voisin, ce dernier n’a pas tardé à échafauder avec lui le projet de construction d’un musée qui lui serait dédié. L’affaire est allée bon train et Jean Nouvel a pris le dossier en main. S’il reste encore à trouver le financement, ni le baron ni l’artiste ne désespèrent d’y parvenir dans les temps prochains.

L’eau et le temps
Né en 1939, à Wattenscheid, dans la Ruhr, dans une famille modeste – son père était cheminot –, Klaus Rinke aurait bien voulu faire ses études à l’Akademie de Düsseldorf, mais cela aurait coûté trop cher. Aussi s’est-il retrouvé à la Folkwang Universität der Künste d’Essen. « Avec le recul, raconte-t-il, cela était finalement beaucoup mieux parce qu’on y dispensait un enseignement polyvalent qui touchait à toutes les formes d’expression. » Il doit en effet à cette formation de ne pas s’être cantonné à un seul exercice et, dans le contexte des années 1960, d’avoir envisagé une démarche ouverte à de nombreux possibles. S’il a tout d’abord pratiqué « une sorte de peinture minimaliste qui en appelait à un vocabulaire de formes élémentaires », le jeune Rinke s’est très vite intéressé à la sculpture pour s’approprier un matériau qui allait le signer : l’eau.

Invité en 1968 par Harald Szeemann, alors directeur de la Kunsthalle de Berne, à participer à l’exposition « 12 environnements », Klaus Rinke y installe à l’entrée comme un grand matelas empli d’eau, passage obligé pour y pénétrer. « C’était drôle de voir les gens passer dessus. Ils risquaient à tout moment de perdre pied. Dans son rapport au corps, à son équilibre et à sa fragilité, cette pièce est emblématique de tout mon travail. » Le principe de la performance, qui connaissait alors une certaine vogue dans le prolongement de Fluxus, ne devait pas tarder à entraîner l’artiste vers toutes sortes d’interventions, sur le mode parfois interrelationnel. Celles-ci prirent forme soit dans la mise en jeu d’installations de tout un monde d’objets industriels visant à mettre en exergue l’idée de circulation de l’eau (tuyaux, containers, pompes, etc.), soit dans une production photographique de gestes performatifs dont la figure du corps est le vecteur.

On trouve ainsi dans les collections du Musée d’art moderne de la Ville de Paris une série de photos, intitulée De l’horizontale à la verticale, datée de 1971, où l’artiste performeur amène progressivement un arbre de la position horizontale à la position verticale au milieu de la forêt, en passant par différentes diagonales illustrant le temps de son ascension. Le temps, cette autre composante fondamentale de la démarche de Klaus Rinke, est notamment illustré dans les collections du Centre national d’art contemporain par une œuvre singulière (7 Weltmeere(Les 7 mers), 1982-1987) composée de sept bidons que l’artiste a remplis d’eau de mer, lesquels sont reliés à sept photographies le montrant en train de la puiser ici et là. Détourner, emplir, transvaser, l’art de Klaus Rinke est requis par l’idée de flux et d’écoulement, par la notion de mesure aussi. La réactivation qu’il vient de réaliser à Tours, au Centre de création contemporaine Olivier Debré, de l’installation Instrumentarium qu’il avait faite dans la fosse du forum au Centre Pompidou en 1985 en est une éclatante illustration. Elle certifie la permanence d’une pensée, voire d’une philosophie que l’artiste s’est attaché par ailleurs à transmettre dans le cadre de l’enseignement qu’il a dispensé pendant quelque trente ans à l’Akademie de Düsseldorf.

Rinke, acteur majeur de l’école de Düsseldorf
Si le nom de Joseph Beuys est attaché à cette légendaire institution, c’est qu’il s’en est surtout servi pour sa propre image. En revanche, on ne dira jamais assez le rôle déterminant qu’a joué Klaus Rinke auprès de toute une génération d’artistes qu’il a accompagnés et avec lesquels il a toujours eu le soin d’entretenir des relations au fil du temps. Duelle, l’exposition tourangelle est l’occasion de le découvrir dans un autre volet intitulé « Düsseldorf mon amour ». Invitation y est faite à s’immerger dans l’une des scènes artistiques les plus dynamiques de l’art allemand contemporain à travers les archives photographiques, épistolaires et documentaires de l’artiste et d’y découvrir une sélection d’œuvres de ceux qui l’ont animée, dont certaines appartiennent à Rinke lui-même. « Enseigner, dit-il, c’est développer l’ego intime de l’autre pour qu’il découvre ses propres moyens. » La formule est riche de cette dimension altruiste qui le caractérise. Bonnet de cuir plat sur la tête, pull jaune éclatant à col ras du cou, pantalon noir, montre-chronomètre en suspension autour du cou, le jour du vernissage, à Tours, l’artiste a fait un discours passionné, clamant ses convictions universelles, sinon européennes. Rinke est quelqu’un d’entier dont la stature ne manque jamais d’impressionner son interlocuteur, mais qui, sous le couvert d’une raideur tant physique que morale, n’en est pas moins toute sensibilité et toute fragilité. Une sorte de colosse qui a parcouru le monde avec ses bottes de sept lieues. Marié tardivement à une Américaine, s’il partage aujourd’hui sa vie entre Venice, en Californie, et l’Autriche, il a très souvent séjourné en France, notamment en Champagne-Ardenne au temps de sa jeunesse, mais aussi en Grèce et en Australie, se constituant une extraordinaire collection d’objets, de coiffes et de peintures aborigènes.

Ami de longue date de Pierre Guyotat, de Catherine Millet et de Jacques Henric, il a toujours entretenu une relation privilégiée avec la France et parle couramment le français. On l’a vu à Paris à l’Arc dès 1976, il a longtemps travaillé avec la Galerie de France, montré ses œuvres dans différents centres d’art à Tours, à Pougues-les-Eaux et à Saint-Nazaire, et été en résidence à l’Atelier Calder à Saché, en Touraine, en 2003. Rinke a réalisé quelques œuvres dans le cadre de la commande publique dont une en hommage à Gaston Bachelard sur un canal-déversoir à Lusigny-sur-Barse, dans l’Aube : un dispositif pendulaire décrivant un arc de cercle dont le reflet sur l’eau forme une sorte de nucleus matriciel. Quelque chose d’une extrême sensualité y est à l’œuvre dans l’affleurement de l’aiguille suspendue à fleur du « clitoris d’écume » que constitue la retombée des eaux dans la forme vaginale du canal-déversoir.

une expérience à la fois sensible et conceptuelle
Polymorphe, l’œuvre de Klaus Rinke accorde une part très importante au dessin, et ce, depuis le tout début de sa carrière. S’il a donné dans la figuration et possède un vrai coup de crayon, il a décliné assez vite toute une production de travaux aux formes tantôt organiques, tantôt construites. Résolument partagé entre ces deux extrêmes, son art vise à exprimer la dualité entre le mobile et le statique, le vivant et l’artificiel, l’espace et le temps, la vie et la mort. À l’œuvre, Rinke recourt le plus souvent au mode sériel usant volontiers de graphite en jouant de variations formelles, à grand renfort de lignes tracées au cordeau pour instruire toutes sortes d’espaces virtuels, parfois en écho à ses performances. « Le graphite, précise l’artiste, c’est une matière grise, proche de la pensée, et son usage s’inscrit dans une relation directe avec le corps. Il y a quelque chose somme toute d’érotique dans le dessin, tant le corps y est en jeu. »

Outre un monde d’objets – jarres et horloges monumentales, rails de chemin de fer, tuyaux, pompes et bassins, etc. – qui confèrent à son immense atelier de Neufelden l’allure d’un incroyable capharnaüm, celui-ci recèle une quantité de peintures à l’huile de grand format. Leurs formes simplifiées, leur texture et leurs tons rouges et jaunes renvoient à l’ordre d’un langage de signes rudimentaires et corporels. Comme il en est ailleurs de toute une série de travaux sur des peaux de porc tannées. Entrer dans l’œuvre de Rinke, c’est vouloir finalement faire une expérience tout à la fois sensible et conceptuelle qui conduit le regardeur à repenser sa place dans le monde et à la ressourcer à l’aune d’une dimension vitaliste primordiale.

Comme il parlait jadis de l’exemple des Aborigènes, il y a dans l’œuvre de Klaus Rinke « un rapport constant entre le micro et le méga, entre le local et le global, entre l’infiniment petit et l’infiniment grand » et sa démarche est « intimement liée à une idée de nature, à celle d’un commencement ».

En déambulant dans son atelier, le visiteur s’arrêtera assurément devant un imposant cylindre en verre transparent nanti d’une sorte de tuyau extérieur, fiché sur la paroi à hauteur de tête, et il interrogera l’artiste sur l’usage qu’il a bien pu en faire. Il apprendra alors qu’il fut un temps où Klaus Rinke avait créé une sorte de rituel, s’immergeant tout habillé à l’intérieur au moment des vernissages de ses expositions. Quand il apercevra un peu plus loin un harnais accroché entre deux poutres, il comprendra vite qu’il en avait institué un autre, celui de rester suspendu en l’air au-dessus de ses installations, comme il l’avait fait au Centre Pompidou lors de la première présentation de son Instrumentarium, il y a trente-deux ans. Klaus Rinke, un artiste dans l’espace et dans le temps.

1939
Naissance à Wattenscheid, en Allemagne

1974-2005
Enseigne à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf

1985
Présente l’installation l'Instrumentarium au Centre Pompidou

2017-2018
Klaus Rinke fait son grand retour en France au Centre de création contemporaine Olivier Debré à Tours

« Klaus Rinke, l'Instrumentarium » et « Klaus Rinke, Düsseldorf mon amour », jusqu’au 1er avril 2018. Centre de création contemporaine Olivier Debré, jardin François-Ier, Tours (37). Du mercredi au dimanche de 11 h 30 à 18 h, nocturne le jeudi soir jusqu’à 20 h. Tarifs : 3 et 6 € | www.cccod.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°707 du 1 décembre 2017, avec le titre suivant : Klaus Rinke - Dans l’espace et le temps

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