A qui appartient l'espace public augmenté ?

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 octobre 2017 - 504 mots

VANDALISME - Ce fut l’un des « buzz » artistiques des derniers mois : en octobre, une sculpture « virtuelle » de Jeff Koons était (tout aussi virtuellement) couverte de graffitis par l’artiste chilien Sebastian Errazuriz. De quoi faire dire à certains journaux qu’on tenait là l’une des premières incursions du vandalisme dans la réalité augmentée.

L’objet du caviardage, un énième Balloon Dog doré, était voué à inaugurer la dernière application de Snapchat, art.snapchat.com. L’œuvre s’inscrit dans une série de neuf sculptures du même artiste, géolocalisées dans neuf parcs à travers le monde (dont Central Park à New York), et superposables à l’espace public via l’écran d’un smartphone, selon le principe de la réalité augmentée. Une version arty et outdoor, en somme, des filtres animés qui ont fait la renommée du réseau social. Mais Sebastian Errazuriz a vu dans l’opération bien plus qu’un simple prétexte à selfies. Comme il l’explique sur son compte Instagram, art.snapchat.com préfigure une prise de contrôle, via la réalité augmentée, de l’espace public numérique par les marques, équivalent à la saturation des lieux physiques par la publicité : « Faut-il autoriser les entreprises à placer tous contenus de leur choix dans notre espace public numérique ? Central Park appartient à la ville de New York. Pourquoi laisser les entreprises utiliser gratuitement ses coordonnées GPS ? Nous savons qu’elles généreront des profits en louant des points GPS à des marques qui nous bombarderont de publicités. Elles devraient louer ces espaces, et nous devrions avoir le choix d’approuver ou non ce qui peut être géotagué dans notre espace public et privé numérique. » L’artiste a donc voulu s’offrir un droit de réponse dans le droit fil du graffiti, et avec le même mélange ambigu de rébellion et d’autopromotion : après avoir couvert le Balloon Dog de blazes plus ou moins célèbres (de Taki 183 à Clops), il a soumis sa version du Koons revisité à Snapchat (le réseau invite en effet tout artiste à candidater pour l’application), puis créé sa propre application de réalité augmentée pour diffuser son « œuvre » : ARNYC. Le coup d’éclat n’est neuf que par le théâtre des opérations sur lequel il se déploie : le détournement et le vandalisme sont de longue date les moyens privilégiés de tous ceux (artistes, militants) qui se mêlent de « reconquérir l’espace public », selon l’expression consacrée. Mais peut-on mettre en équivalence une rue, une place, un lieu physique, et son calque numérique ? À qui appartient l’espace public de la réalité augmentée ? Dans un contexte d’hybridation croissante entre espaces physique et numérique, la question est cruciale. Sebastian Errazuriz n’est d’ailleurs pas le premier artiste à la poser : les « hacks » de lieux privés ou publics suivent de près l’apparition de la réalité augmentée, et se placent tous plus ou moins sur le terrain de la concurrence spatiale. Reste à voir si leur conflictualité incitera juristes, politiques et citoyens à baliser cette zone grise pour que l’espace public « augmenté » ne devienne pas synonyme de publicité…

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°706 du 1 novembre 2017, avec le titre suivant : A qui appartient l'espace public augmenté ?

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