« Jeunet et Caro : Nos films ne sont pas moins singuliers que l’art singulier »

Par Vincent Delaury · L'ŒIL

Le 2 octobre 2017 - 856 mots

Auteurs du Bunker de la dernière rafale (1981), de Delicatessen (1991) et de La Cité des enfants perdus (1995), Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro reforment leur tandem à la Halle Saint-Pierre pour une exposition qui mêle accessoires de films, objets, décors, costumes, dessins et peintures. Entretien.

Alors qu’on vous attendait avec un nouveau film réalisé en binôme, vous revenez avec une exposition d’arts plastiques en tandem. Pourquoi ce retour par ce biais-là ?
Jean-Pierre Jeunet On a fait des films ensemble quand nous étions plus jeunes [leur dernier film remonte à 1995] ; depuis, nous nous entendons toujours aussi bien, mais nos personnalités artistiques se sont davantage affirmées. Aussi, refaire un film à deux nous semble peu probable. En revanche, comme nous sommes toujours complices, cela nous intéressait de porter un regard rétrospectif sur notre trajectoire en présentant une expo ludique mettant à plat la fabrication de nos films.
Marc Caro Il me semble que notre association bicéphale fut une des choses les plus singulières du paysage cinématographique français : deux cinéastes visuels qui renouent avec les origines du cinématographe. Selon moi, notre filiation revendiquée avec Méliès et l’art forain trouve naturellement sa place à la Halle Saint-Pierre, qui a toujours su accueillir ceux qui marchent en dehors des clous.
J.-P. J. Le choix de la Halle Saint-Pierre a été une évidence. C’est dans ce centre culturel, s’ouvrant aux exclus des circuits traditionnels, que j’ai découvert Charles Matton, Jephan de Villiers, Ronan-Jim Sévellec, Gilbert Peyre, que j’ai admiré les œuvres de Giger, guide spirituel de mon Alien. Ce sont des artistes que je collectionne, faisant le pont entre l’art « singulier » et nos films, qui ne sont pas moins, du moins je l’espère, singuliers.
Dans tous les films qu’on a réalisés ensemble ou séparément, les objets ont toujours eu une place prépondérante : marionnettes articulées, machines steampunk, robes baroques, Aliens géants, objets emblématiques comme le cahier de photomaton d’Amélie, sans compter les storyboards, dessins de décors, BD, illustrations et affiches de Marc. C’est d’ailleurs lui qui a dessiné celle de notre expo ! Bref, tant d’objets « fétiches » qui traînaient dans mon bureau et que j’ai décidé de partager.
Conservez-vous toutes vos productions ?
M. C. Je ne collectionne pas grand-chose. Je garde quelques dessins, mais c’est tout. Avec ce que j’ai chez moi, franchement, il n’y aurait pas de quoi monter une exposition !
J.-P. J. Moi, je garde tout. Et la plupart des pièces montrées à la Halle Saint-Pierre sont inédites, certaines ont même été très difficiles à retrouver. Ces deux dernières années, on a passé beaucoup de coups de fil pour réunir tout cela. Après un tournage, les choses s’éparpillent : les costumiers partent avec leurs tenues, ceux chargés de la déco avec les objets phares du film, ou bien c’est détruit par manque de place. Il arrive aussi que des pièces soient prêtées ou vendues à des musées – nous avons d’ailleurs une sculpture géante d’Alien 4, qui a déjà été montrée. On a découvert par exemple qu’Irvin, le cerveau parlant de La Cité des enfants perdus, avait été exposé par un forain pendant 20 ans ! On a pu le restaurer et il est exposé.
À côté des objets dévoilés, votre exposition revient-elle également sur la genèse de vos films ?
J.-P. J. Bien sûr, mais, attention, notre expo est avant tout visuelle, ce n’est pas une exposition rasoir remplie d’explications, sinon autant se contenter d’ouvrir un catalogue. Nous, on veut moins d’écrits et plus d’images, d’objets.
Quelles sont vos références artistiques ?
M. C. Je viens de la bande dessinée, je suis un artiste du visuel, je regarde attentivement George Herriman, l’auteur de Krazy Kat, Pratt, Bilal, Druillet, Moebius, Bazooka, Fred ou encore Marc-Antoine Mathieu. Concernant l’art, je m’intéresse particulièrement à Di Rosa, Kapoor, Boltanski et Ron Mueck. En matière de septième art, je suis un grand fan de David Lynch. Mais, vous savez, je ne regarde pas que des chefs-d’œuvre, on apprend aussi d’un mauvais film. Et je vois aussi beaucoup de films de série Z, on y trouve plein de bonnes idées !
J.-P. J. Au niveau BD, j’aime beaucoup Tardi, j’ai longuement étudié ses albums lorsque je me suis plongé dans l’aventure d’Un long dimanche de fiançailles, sur fond de Guerre 14-18. Mes cinéastes préférés sont Kubrick et Leone. J’aime leur puissance graphique et leur goût des courtes focales, l’alternance, par exemple dans Il était une fois dans l’Ouest, entre les grands panoramas et les gros plans sur des trognes patibulaires. Et Orange mécanique, je l’ai vu au moins quatorze fois ! Sinon, j’aime la poésie prévertienne et j’adore les décors d’Alexandre Trauner pour Carné, notamment dans Les Visiteurs du soir.
Autrement, en marge de l’Art brut et singulier que je collectionne, je suis avec intérêt l’actualité de l’art contemporain, je me rends dans les grandes foires internationales, telles que Frieze et la Fiac, où il faut juste distinguer le bon grain de l’ivraie. Disons que l’absurde de la toile blanche ne me convainc pas. La démarche discursive, qui fait primer l’explicatif sur le visuel, m’ennuie. Je m’enthousiasme davantage pour un art où la maîtrise technique, même bricolée, apporte un minimum de crédit et d’âme.

« Caro/Jeunet »,
du 7 septembre 2017 au 31 juillet 2018. La Halle Saint-Pierre, 2, rue Ronsard, Paris-18e. Ouvert du lundi au vendredi de 11 h à 18 h, samedi jusqu’à 19h et dimanche de 12 h à 18 h. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaire : Martine Lusardy. www.hallesaintpierre.org

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°705 du 1 octobre 2017, avec le titre suivant : « Jeunet et Caro : Nos films ne sont pas moins singuliers que l’art singulier »

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