Centre d'art

Les artistes reprennent la main

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 2 octobre 2017 - 1655 mots

Les centres d’art ouverts par des artistes ? Le phénomène n’est pas neuf. Mais il témoigne de nouvelles préoccupations.

Le philosophe Bruno Latour vient de mettre un point final à sa conférence sur l’anthropocène, pointant l’inéluctable épuisement des ressources de la planète ; les applaudissements crépitent doucement, un micro circule dans le public. Une femme se lève : « Monsieur Latour, lance-t-elle, je tiens un salon de coiffure africaine dans le quartier […] ; je voulais vous dire combien je suis contente de vous avoir entendu ce soir : tout ce dont vous avez parlé, cela fait un an que je l’explique à mes clientes. »

« Bruno Latour était aux anges ! », sourit Kader Attia en rapportant cette scène vue à La Colonie ; ces moments de « parole libre » donnent selon lui toute sa raison d’être à cet espace de partage d’idées et de « savoir vivre » qu’il a ouvert non loin de la gare du Nord, en octobre 2016, pendant la semaine de la Fiac. On y vient, du matin au soir, pour un café, profiter du wi-fi, mais aussi assister à une conférence, à un concert, à la projection d’un film ou, en fin de semaine, pour danser autour du bar… L’artiste, qui y a fêté son prix Marcel Duchamp, portait ce projet depuis plusieurs années et voit dans cette entreprise « chronophage » une évolution de son propre travail ; de la sculpture aux arts visuels, de la vidéo au débat citoyen… « Pour moi, il était important de créer un lieu dans lequel on allait, sinon changer le monde, en tout cas lutter. Un lieu d’expression qui ne passe pas par l’intermédiaire de l’œuvre. » La Colonie est sans doute l’un des rares endroits de la capitale où l’on peut croiser, dans la même soirée, le rappeur Kery James, une universitaire de Berkeley, un étudiant des Beaux-Arts et des jeunes venus d’Aulnay-sous-Bois.
 

Des lieux en marge des institutions

Le mélange, la confrontation de points de vue et de personnalités, tout comme la transmission, sont également au cœur du Centre for the Less Good Idea voulu par William Kentridge à Johannesburg, autour du spectacle vivant. Plasticiens, danseurs, performeurs, compositeurs et poètes y testent leurs intuitions avant de monter sur scène pour un festival saisonnier : l’édition inaugurale a eu lieu en mars dernier. « On commence un projet avec une bonne idée en tête, et puis lorsqu’on se met à travailler, toutes sortes de choses émergent… C’est à ce processus créatif qu’est dédié cet incubateur où les artistes peuvent se rencontrer et échanger de façon ouverte tout en se laissant le droit à l’erreur », expliquait Kentridge lors d’une visite de son atelier, sur les hauteurs de Joburg. Financer la création d’un centre d’art dans cette ville chaotique à laquelle il reste très attaché, c’est, aussi, faire acte de présence symbolique. S’engager.

« Constatant la double impasse de ne pouvoir sauvegarder le patrimoine artistique classique et contemporain sur le continent africain d’une part, et d’y établir des projets culturels ambitieux d’autre part, j’ai décidé de créer Bandjoun Station », déclare quant à lui Barthélémy Toguo sur la page d’accueil du site de cette entité fondée en 2015. Articulée autour d’une collection de plus de mille œuvres qui déjoue « les pièges du ghetto d’art africain », Bandjoun Station accueille des expositions ainsi que des résidences d’artistes. Ce projet « sincère » – et harassant – comporte également une dimension sociale : en association avec la communauté locale, Barthélémy Toguo a en effet souhaité développer sur cette terre de l’ouest du Cameroun une production de café bio, exemplaire d’un équilibre alimentaire indépendant des échanges marchands avec l’Occident.

« Run, run, run » : fin 2016, la Villa Arson, à Nice, invitait une vingtaine de structures indépendantes européennes, dans le cadre d’une exposition saluant l’existence des centres d’art ouverts par des artistes. Le phénomène, certes, n’est pas nouveau. En Suisse, depuis la fin des années 1960, il relève même de la tradition culturelle – on compte aujourd’hui près de quarante lieux d’art alternatifs à Zurich. Ce qui, en revanche, est étonnant, c’est l’implication dans la société civile que manifestent ces organismes, tout comme les expérimentations qu’ils tentent pour élargir le cadre de leur action au-delà de la simple diffusion.

« Les artistes peuvent être des vecteurs d’énergie, susciter des lieux permettant d’avoir une vision différente de l’art, pas forcément liée à des logiques de marché ou à des logiques institutionnelles », avance Bruno Peinado, cofondateur du Shed, près de Rouen. Cette ancienne usine de bougies de 1 400 m2, devenue la copropriété d’un petit groupe d’artistes et de curateurs, a été convertie en espaces de travail et de stockage, mais aussi d’expositions et de résidences. « Nous vivons un moment où le monde de l’art doit chercher un second souffle pour se réinventer », estime Bruno Peinado, qui évoque la fermeture récente du Quartier, le centre d’art contemporain de Quimper, ainsi que celle du Wharf, à Hérouville-Saint-Clair près de Caen. Viser la qualité semble la stratégie adoptée par le Shed, dont la programmation, assurée en duo par Jonathan Loppin et Julie Faitot, mélange jeunes artistes et noms connus, tels Ann Veronica Janssens, à l’affiche jusqu’au 12 novembre prochain, ou Ugo Rondinone, dont une exposition est annoncée en 2018. L’entrée est gratuite et le but consiste à « s’insérer dans un tissu local », même si les jours de vernissage, des navettes sont organisées depuis Paris.
 

Garder la main, y compris face au marché

S’affranchir des contraintes des institutions, faire bouger les lignes, retrouver une forme de liberté…, cela passe aussi par l’élaboration d’un modèle économique viable. Certains reproduisent les règles du marché pour mieux les questionner, ou les maîtriser : c’est le cas du collectif d’artistes Reena Spaulings, qui a ouvert une galerie éponyme à New York en 2004. Pour sa première collaboration avec un musée, cet été, Reena Spaulings exposait au Ludwig Museum de Cologne, dans le cadre d’un cycle – forcément – critique des modes de représentation institutionnels.

L’essentiel est de prendre, et de garder, la main : profitant d’un stand sur le salon Mad (Multiple Art Days), Mathieu Mercier a lancé le Coop Club, soit une coopérative rassemblant des éditions autoproduites par les artistes et dont les ventes se font intégralement au profit de ces derniers. Un schéma qui élimine les intermédiaires et vise la démocratisation de l’art. Empruntant aux nouvelles pratiques collaboratives très en vogue, certains lieux, comme le Doc, privilégient une logique de réseau et de mutualisation. L’association, installée au sein d’un lycée technique désaffecté de Belleville, à Paris, réunit ainsi artistes et artisans dans une démarche de « valorisation de la création contemporaine » et de partage des « savoir-faire artistiques ». L’adresse, sélectionnée dans l’actualité culturelle estivale par le magazine LesInrocks, fait régulièrement parler d’elle. Tout en demeurant fragile.

La Colonie a-t-elle, pour sa part, vocation à être pérenne ? Pour l’heure, elle vit des recettes de son bar-restaurant, très animé en fin de semaine, mais aussi du bénévolat d’une partie de son équipe. Kader Attia a fait le choix de l’indépendance, préférant ne pas attendre d’hypothétiques subventions ou financements privés pour ouvrir. De fait, cela n’empêche pas le lieu de faire les choses en grand : pendant la semaine de la Fiac, La Colonie organise ainsi la première édition d’un « salon de livres d’artistes des Afriques », réunissant auteurs, éditeurs mais aussi performeurs ou poètes venus du Brésil, des Caraïbes… ou de Gennevilliers. Une logistique prenante : « Cela demande beaucoup de travail, il faut être passionné, avoir la foi », affirme Kader Attia, qui vit entre Paris et Berlin.

Tout le monde, c’est sûr, n’a pas les moyens financiers d’un Damien Hirst, capable d’ouvrir sur ses propres fonds une galerie-musée de 3 400 m2 en libre accès dans le sud de Londres. Ni non plus le bon accueil dont a bénéficié Thomas Schütte en Allemagne lorsqu’il a décidé de concevoir son propre musée, exclusivement consacré à ses sculptures. Construit d’après ses propres plans, le Skulpturenhalle de la Thomas Schütte Foundation a ouvert au public en avril 2016. Le bâtiment est installé sur le même site que le complexe abritant l’ensemble du collectionneur Karl-Heinrich Müller, à quelques kilomètres de Düsseldorf.
 

Donner du sens à son travail

Découragé par le peu d’enthousiasme qu’il a rencontré en Belgique, Wim Delvoye, lui, a choisi de s’expatrier afin de créer son lieu. C’est à Kashan, en Iran, que l’artiste a entrepris de rénover un ensemble de bâtiments du XVIIIe siècle. « Kashan a un potentiel touristique comparable à celui de Venise », assure Wim Delvoye, qui a fait réaliser certaines de ses pièces récentes en aluminium embossé par des artisans iraniens après avoir découvert la ville en 2013. « Lorsque j’ai essayé de faire un centre d’art en Belgique, à Gand, où j’avais acheté un château, je n’ai eu que des problèmes, tout était très compliqué… Je me suis dit que ça ne pouvait pas être pire ailleurs. »

Conscient d’être un peu « à contre-courant » dans ses choix, le voici devenu le chef d’orchestre d’un gigantesque chantier de 8 000 m2 sur lequel sont employées une cinquantaine de personnes. « Ce sera un lieu conçu pour l’accueil des visiteurs handicapés, avec des salles d’exposition adaptées aux fauteuils roulants, des ascenseurs, etc., des normes rarement respectées en Iran », se félicite-t-il.

Connu pour avoir créé une « Global Brand » et une « Art Farm » de cochons tatoués à Pékin (de 2003 à 2010), mais aussi pour sa capacité à mobiliser les savoir-faire artisanaux comme les techniques de pointe, cet artiste-entrepreneur a le goût du risque et des paris. Mais il estime aussi que le temps est venu pour lui « de donner ». « Pour le moment, il n’y a pas grand-chose ici en art contemporain. Je crois que peux essayer de faire quelque chose qui ait du sens. »

C’est, sans doute, le dénominateur commun aux différents lieux ouverts par des artistes, qu’il s’agisse de s’inscrire dans le débat public, de faire vivre une collection, d’expérimenter de nouveaux formats de diffusion ou encore de tendre la main à une nouvelle génération : donner du sens pour en retrouver.

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°705 du 1 octobre 2017, avec le titre suivant : Les artistes reprennent la main

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