L’abstraction avec ou sans raisons

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 767 mots

Paru aux éditions Gallimard, le dernier ouvrage d’Éric de Chassey parvient à proposer une histoire connectée de l’abstraction et à suturer des réflexions artistiques, sociales et esthétiques sinon éparses. Un livre d’idées, un vrai.

La frénésie éditoriale interdit souvent les chemins de traverse. La loi du chiffre et la règle du temps tyrannisent un domaine qu’obsèdent désormais l’événement et l’actualité. Rares sont les livres capables de surseoir aux exigences de l’horloge et du calendrier. Aux éditions Gallimard, la collection « Art et Artistes » est à l’art ce que la « Blanche » est à la littérature : un espace d’excellence et de résistance qui, bannissant les lieux communs et les idées faciles, compte des auteurs réguliers car fidèles – Laurence Bertrand Dorléac, Jean Clair ou Georges Didi-Huberman. Riche en dissections et en intuitions, le dernier livre d’Éric de Chassey, qui signa deux opus dans cette même collection [La Peinture efficace et Platitudes, en 2001 et 2006], ne déroge pas à cette règle – du jeu, de l’art.

Élégance
Le présent ouvrage est conforme à l’élégante collection qui l’abrite : broché et de format modeste (16 x 22 cm), il accueille en première de couverture la noire mention de l’auteur, le rouge titre, la désignation bicolore de la collection et, enfin, une reproduction d’œuvre significative – une acrylique sur papier de Sam Francis, ce héraut d’un expressionnisme abstrait dont Éric de Chassey entreprend de repenser l’envergure internationale, mieux, transnationale, « à travers les échanges artistiques qui se sont produits de part et d’autre de l’Atlantique ». Aux huit essais réunis, introduits par une préface programmatique, succèdent un appareil de notes, une liste des illustrations, une vaste bibliographie, un index des noms et une table des matières. Un déploiement irréprochable qu’émaillent harmonieusement cinquante illustrations, dont la photogravure soignée n’interdit pas Browns over Dark (1963), signé Mark Rothko, de perdre en luminosité et en profondeur. Un livre d’idées, donc, et d’images.

Structure
Si ses publications le distinguent comme l’un des meilleurs spécialistes de la création américaine du XXe siècle, Éric de Chassey n’est pas un graphomane. Par conséquent, ces mélanges, qui ne ressortissent pas stricto sensu à l’anthologie, ont le parfum des miscellanées et l’intensité des philtres. Les textes ici rassemblés, publiés entre 1997 et 2014, ont été légèrement repris afin de garantir à l’ensemble la cohérence et la fluidité plébiscitées par une préface injonctive, presque militante : « L’historien de l’art peut et doit adopter une position à la fois plus précautionneuse et plus féconde, qui fait part des faits historiques eux-mêmes et des variations temporelles que ceux-ci supposent, pour s’intéresser à l’abstraction comme un discours et une pratique artistiques chronologiquement et contextuellement situés, en tension avec l’ensemble des champs où ils s’inscrivent. » D’emblée, le ton est donné. Il s’agit d’écrire une histoire de l’abstraction, loin de toute endogamie intellectuelle, et de subsumer les particularismes pour mieux donner à voir des tendances et des phénomènes, des structures. Partant, architecture, photographie ou philosophie – ainsi un subtil passage consacré à Simone Weil – confluent dans un ouvrage qui, déjouant une lecture partisane, décentrant le lieu de la parole et alternant les focales, évoque les travaux d’un Serge Guilbaut [Comment New York vola l’idée d’art moderne, 1983] et d’un Patrick Boucheron [Histoire mondiale de la France, 2017]. Un art éprouvé du point de vue.

Promesse
Qu’il analyse la grille, cette forme neutre et dépersonnalisée (Mondrian, Matisse, Warhol), qu’il explore la dimension spirituelle de l’art abstrait, moins essentialisation qu’incarnation (Rothko, Hantaï, Reinhardt), Éric de Chassey parvient à décrypter des architectures sous-jacentes et à organiser l’hétérogène ainsi qu’il avait su donner forme au disparate lors d’une mémorable exposition lyonnaise consacrée à la peinture de l’immédiat après-guerre (« Repartir à zéro », 2008). Un tour de force. À titre d’exemple, le quatrième texte, intitulé « Les sujets de l’abstraction : l’expressionnisme abstrait », constitue une subtile proposition taxinomique. L’auteur y séquence un mouvement, ou plus exactement une inclination, selon des schèmes efficaces – « Synthèses », « Primitivismes », « Gestes », « Paysages », « Ruines »… – et, convoquant Jean Fautrier, Hans Hartung ou Joan Mitchell, décèle des fraternités artistiques par-delà les étiquettes et les océans. Dans l’ultime essai, la désignation scabreuse du groupe Supports/Surfaces comme « utopie rustique » ne saurait écorcher la rigueur de l’analyse esthétique et sociologique, soucieuse de sonder le réel et l’imaginaire, d’étudier les faits et les discours, les mots et les choses. Un regret, peut-être : venant clore cet ensemble méthodique, tirant des conclusions du temps passé et regardant vers un avenir proche, une postface eût été plus qu’une synthèse, une promesse – celle d’un nouveau livre.

Légende photo

Éric de Chassey,
L’Abstraction avec ou sans raisons, Gallimard, « Art et Artistes »,
278 p., 26 €.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : L’abstraction avec ou sans raisons

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