Danse & Théâtre

Art minimal les vases communicants de l’art et de la danse

Par Magali Lesauvage · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 1590 mots

À l’occasion de l’exposition « Different Way to Move » à Nîmes, retour sur un moment fondamental de l’histoire des arts au XXe siècle, où gestes et lignes de vie se croisèrent dans un décloisonnement radical.

New York, 1960. Simone Forti a vingt-cinq ans. Née à Florence, en Italie, la jeune femme a épousé quelques années plus tôt un jeune artiste, Robert Morris. Installée à New York, elle suit les cours de danse de Merce Cunningham, tout en apprenant la composition chorégraphique auprès du musicologue Robert Dunn, lui-même élève de John Cage et expérimentateur de l’aléatoire, et s’initie à la musique répétitive avec La Monte Young. Pour gagner sa vie, Simone Forti travaille dans une école maternelle et visite régulièrement le zoo de Central Park : elle observe et enregistre les mouvements spontanés des jeunes enfants et des animaux, dont elle s’inspire dans sa recherche sur l’équilibre, l’impulsion du geste et l’« état de danse ». En 1961, Simone Forti présente ses premières Dance Constructions dans le loft de Yoko Ono, artiste proche du mouvement Fluxus. Dans cet espace non scénique, sa chorégraphie de gestes, réalisés à partir de contraintes, que Robert Morris nommera des « jeux de règles », intègre des mouvements ordinaires et des dispositifs qui ressemblent à des sculptures. Les pistes de la danse postmoderne sont lancées.
 

Une longueur d’avance

Flash-back : San Francisco, fin des années 1950. C’est sur un plateau de danse installé en pleine nature qu’Anna Halprin accueille la fine fleur de l’avant-garde, issue tout autant du théâtre que de la danse, de la musique ou de l’art. Dans cet espace participatif et mouvant, toute une génération, dont Trisha Brown, Simone Forti, Robert Morris et Yvonne Rainer, fait l’expérience du dancescaping (la danse générée par son environnement), de la conscience kinesthésique et du décloisonnement des pratiques. S’appuyant sur la partition et le dessin, Halprin propose à ses élèves des tâches (« tasks ») qui libèrent les danseurs plus qu’ils ne les contraignent. Morris, Rainer, Forti et La Monte Young se retrouvent à partir de 1960 à New York, où l’émulation et la complicité sont si grandes que nombre d’œuvres créées alors échappent à toute catégorie. Si le dance deck d’Anna Halprin, en Californie, a vu germer un nouveau rapport à l’art, recentré sur le corps et la nature, le Judson Dance Theater, à Greenwich Village, en est le laboratoire expérimental. La congrégation protestante de la Judson Memorial Church accueille à partir de 1959 une programmation culturelle d’avant-garde : expositions, poésie, happenings et concerts. S’y produit une intense expérimentation collective entre des femmes, chorégraphes, et des hommes, musiciens et plasticiens, dans une nette distinction de genre. Inspirés par les events de John Cage, ils inventent ensemble des formes à la simplicité radicale : tracer une ligne et la suivre (Composition 1960 #10, La Monte Young), se tenir dans une boîte à sa taille (Box for Standing, Robert Morris, 1961), gravir une plate-forme inclinée au moyen de cordes (Slant Board, Simone Forti, 1961). Artistes et danseurs se rassemblent dans des performances mixtes, celles notamment d’Yvonne Rainer, où se mêlent danse, images, sculptures. Créée en 1965, la pièce Parts of Some Sextets réunit sur un plateau une dizaine de performeurs, dont Rauschenberg, Morris et Childs, manipulant des matelas dans une mise en scène sans point focal. La même année, Carl Andre, qui lui aussi travaille à un décentrement du regard dont témoigneront plus tard ses fameux carreaux, réalise des grandes sculptures en polystyrène qui empêchent la progression du visiteur dans l’espace : Yvonne Rainer les réutilisera l’année suivante dans Carriage Discreteness, pièce fondamentale dans laquelle elle donne des instructions en direct aux danseurs par talkie-walkie, et introduit sur la scène projections et téléviseurs. L’approche conceptuelle d’une danse dégagée de la narration, parfois taxée de « non-danse » ou d’« anti-danse », va fortement influencer les plasticiens que l’on regroupera sous la bannière de l’art minimal. Selon Richard Serra, qui arrive à New York en 1966, « les personnes les plus intéressantes étaient de loin les danseuses : Yvonne Rainer, Trisha Brown, Simone Forti […]. Ces femmes avaient une sérieuse longueur d’avance, tout le monde allait voir leurs performances et elles ont orienté dans son ensemble le mouvement de la fin des années 1960. »
 

Le geste ready-made

Le refus du spectaculaire, de la virtuosité et d’un style reconnaissable sont des principes clairement exprimés dans le No Manifesto d’Yvonne Rainer en 1965, que l’on retrouve tels quels dans le propos des acteurs de l’art minimal. Proche de Fluxus, la chorégraphe injecte dans ses pièces des éléments autobiographiques qu’elle met à distance avec humour. Le mouvement quotidien y est exploité comme un objet trouvé, un ready-made. « Notre grand-père était Marcel Duchamp », reconnaît Simone Forti. Dans le même temps, Carl Andre réutilise les pièces de métal usinées trouvées lors de son expérience de cheminot ; Robert Morris, dans ses sculptures molles, teste l’« anti-forme » et Richard Serra éprouve la résistance des matériaux, qu’il manipule pour en laisser surgir la forme. Ainsi, alors que les danseurs expérimentent l’espace, les sculpteurs intègrent le temps et le mouvement. Rauschenberg met en scène Pelican (1963), une pièce à partir d’armatures de parachute et de patins à roulettes. Corollaire au mouvement, la gravité et l’équilibre sont des motifs de recherche constante de la part des chorégraphes comme des artistes. Ainsi peut-on voir dans les simulations de lutte de Vito Acconci une réminiscence des Contact Improvisations du chorégraphe Steve Paxton, jetant les danseurs les uns contre les autres dans une tentative d’équilibre précaire.
 

Du dessin au dessein

Dans leur pratique du dessin, réalisé au préalable et non comme une notation a posteriori, les chorégraphes de la génération d’Yvonne Rainer partagent le même intérêt que les plasticiens : équivalent de l’espace comme terrain d’activité et matérialisation graphique de la pensée, le dessin implique le corps dans une grande économie de moyens. Chez Sol LeWitt, il couvre toutes les surfaces et s’ouvre à l’espace réel, c’est aussi le cas des dessins au sol de Trisha Brown qui, par ailleurs, expérimente la surface des murs, comme en 1970 dans Man Walking Down the Side of a Building, marche à la verticale le long des façades de SoHo. Le dessin des chorégraphes, qu’il soit indication spatiale ou instruction, relève la primauté du processus sur le contenu. Aujourd’hui salués pour leur beauté graphique, les diagrammes de combinaisons mathématiques de Lucinda Childs dialoguent avec les compositions de Sol LeWitt, tandis que les dessins de Trisha Brown ont été exposés à de multiples reprises. La tendance à la sérialité que l’on observe dans ces œuvres graphiques souligne l’usage de la répétition en danse, qui permet, selon Yvonne Rainer, de rivaliser avec le temps de contemplation en sculpture. Omniprésente chez les artistes minimalistes, notamment Donald Judd, la sérialité trouve son aboutissement avec le chef-d’œuvre Dance (1979) de Lucinda Childs, sur la musique répétitive de Philip Glass et les images filmées de Sol LeWitt.
 

Nouveaux territoires

Entourés de poètes, danseurs comme plasticiens expérimentent le langage. Écrite à partir de la technique du cut, mots alignés graphiquement, la poésie de Carl Andre fait écho à son usage de matériaux crus, glanés dans le réel (briques, poutres et dalles produites par la société américaine). Dans Ordinary Dance (1962), Yvonne Rainer enchaîne des mouvements brusques en récitant une liste de noms et d’adresses où elle a vécu, dans une autobiographie asynchrone par rapport à la danse, qui fait écho au processus tautologique caractéristique de l’art conceptuel. Nouveau langage artistique, le film modèle les performances des artistes minimalistes et conceptuels. C’est en découvrant Hand Movie, film qu’Yvonne Rainer, immobilisée, réalise sur son lit d’hôpital en 1966, que Richard Serra a l’idée de la série de films Hand and Process (1968), où on le voit manipuler la matière. Simultanément, The Mind is a Muscle, pièce de Rainer, introduit le film dans l’espace scénique. La même année, Bruce Nauman s’installe à New York et entreprend de filmer des performances dans son studio, à la recherche, dit-il, d’une « conscience corporelle ». Tandis que les artistes introduisent l’ordinaire dans le white cube, les chorégraphes investissent de nouveaux espaces scéniques, notamment le musée ou la galerie d’art. Mêlant l’art et la vie, ils descendent dans la rue. En 1971, Trisha Brown crée la révolutionnaire Roof Piece : les danseurs, répartis sur les toits de douze blocs, se transmettent les mouvements dans une puissante réappropriation poétique de l’espace urbain. Dans cette interaction avec la topographie de la ville, on peut lire la volonté d’appliquer ce principe transmis par Anna Halprin dans les collines californiennes : aiguiser sa perception du monde, de soi et des autres, pour expérimenter une vie pleinement vécue.

 

 

Danse et dessin, le livre
Mine d’informations et de témoignages vivants sur la fabrique de la danse contemporaine depuis les années 1960, ce recueil d’essais et d’entretiens fait suite à un symposium international organisé en 2012 à l’université de Genève. Prenant pour point de départ l’année 1962, pendant laquelle eurent lieu les premières performances mêlant danse et arts plastiques au Judson Dance Theater, à New York, il rend sensible les révolutions majeures que des chorégraphes et pédagogues comme Anna Halprin, Yvonne Rainer ou Trisha Brown imprimèrent dans le champ de l’art, via le médium du dessin. Impliquant le corps dans l’espace, celui-ci continue à ouvrir les possibilités de la danse, comme en témoignent les chorégraphes Anne Teresa De Keersmaeker, William Forsythe ou Cindy Van Acker, liés chacun à une pratique très personnelle du geste et de la trace graphiques.
Magali Lesauvage
 
Spacescapes, Danse & dessin depuis 1962,
Sarah Burkhalter et Laurence Schmidlin (dir.), JRP/Ringier Les presses du réel, 256 p., 20 €.

 

 

« A Different Way to move. Minimalismes, New York, 1960-1980 »,
jusqu’au 17 septembre 2017. Carré d’Art–Musée d’art contemporain, place de la Maison-Carrée, Nîmes (30). Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 5 € et3,70 €. Commissaire : Marcella Lista. www.carreartmusee.com

 

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Art minimal les vases communicants de l’art et de la danse

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