Influence Décadence

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 juin 2017 - 776 mots

Influence -  L’art est une histoire de trafics d’influence. L’expression n’est bien sûr pas à entendre dans sa définition délictuelle, mais dans le sens où, depuis la nuit des temps, les artistes exercent une action sur les autres artistes qui regardent leur travail. On sait ainsi que la découverte de la peinture de Cézanne en 1906 a considérablement « influencé » Picasso et ses Demoiselles d’Avignon et, plus généralement, le cubisme. Cézanne qui, lui-même, avait été « influencé » par la peinture de Manet, comme Manet le fut par la modernité – et l’indépendance – de Courbet et par le réalisme des peintres espagnols (Vélasquez et Goya, notamment). Pourtant, nous dit Michael Baxandall, cette action à sens unique – X influence Y – est réductrice. Selon le grand historien de l’art britannique, l’« influence » fonctionne à double sens : si X influence Y, Y influence aussi X. D’aucuns rétorqueront que Cézanne, étant décédé en octobre 1906, n’a pas pu voir les Demoiselles d’Avignon peintes en 1907 et, donc, être influencé par celles-ci. Sauf, nous dit Baxandall, que l’influence n’est pas à considérer ici comme une action directement exercée sur la peinture, mais comme celle, indirecte, qui modifie le regard du spectateur, du critique ou de l’historien, et donc l’interprétation de l’œuvre. Autrement dit, lorsqu’on admire un Portrait de Madame Cézanne, comme on peut le faire cet été dans une exposition du Musée d’Orsay, il nous vient à l’esprit que le tableau a provoqué la révolution cubiste, ce qui change par conséquent notre regard et notre jugement…L’exposition que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris consacre aujourd’hui à André Derain joue intelligemment sur cette équation. En exposant le peintre à côté de Balthus et de Giacometti (les deux jeunes amis qui ont été à leur manière « influencés » par Derain), le musée permet ce changement du regard porté sur l’artiste. Derain, le paria, n’est ainsi plus celui qui a tourné le dos à la couleur et à la modernité après 1918, mais le peintre qui a permis aux génies Balthus et Giacometti de s’épanouir pleinement. Résultat, il devient bien difficile, au sortir de l’exposition parisienne, de ne pas voir l’érotisme de Balthus dans les nus lascifs peints par Derain dans les années 1930. Bien entendu, l’effet Baxandall ne fonctionne pas à tous les coups. Par exemple, lorsque Jeff Koons revisite pour Vuitton « les œuvres emblématiques des grands maîtres de la peinture » pour en faire des sacs à main, on ne peut pas dire que l’artiste américain modifie notre regard sur Vinci, Titien, Rubens, Fragonard ou Van Gogh. L’influence ne se commande pas. Le grand art non plus.

Décadence
 -  PALME : récompense suprême ; au Festival de Cannes, le meilleur film récompensé obtient la Palme d’or. AVOIR LA PALME : expression ironique pour désigner une supériorité absolue dans un domaine souvent inutile. Cette année, à la surprise générale, la Palme d’or revient à The Square, drame tragicomique réalisé par le Suédois Ruben Östlund. Mais c’est l’art contemporain qui, à travers ce film, « a la palme ». L’intrigue se déroule dans le milieu artistique. Conservateurs, critiques, collectionneurs, galeristes et, bien sûr, artistes, tout le monde en prend gentiment pour son grade. À l’image de cette scène où des personnalités du monde de l’art, marchands et riches donateurs, assistent lors d’un grand dîner donné dans un musée à la performance d’un artiste qui incarne à la perfection un… gorille. À ce moment du film, Ruben Östlund se souvient-il que le singe fut, dans la peinture, une allégorie de l’artiste (qui singe la nature) ? Malheureusement, il semble plus probable que le réalisateur raille tout simplement les singeries de l’art contemporain.La moquerie humoristique de cet art dit contemporain est devenue un genre à part entière depuis la création en 1994 de la pièce de Yasmina Reza, « Art », dans laquelle Marc (à l’époque Pierre Vaneck), commentant l’acquisition d’un tableau de 1,60 m sur 1,20 m peint en blanc (référence à Malevitch, Ryman et Barré), a cette réplique savoureuse : « Tu as acheté cette merde deux cent mille francs ? » Depuis cette « merde blanche », le genre s’enrichit régulièrement. Encore aujourd’hui, avec le spectacle Alex Vizorek est une œuvre d’art, dans lequel l’humoriste belge se moque avec sympathie des arts, dont la célèbre Merde d’artiste de Manzoni. Interviewé par Entrée libre sur France 5, Vizorek note avec une grande justesse que « Manzoni qui met [en 1961] dans sa boîte de conserve de la merde et qui appelle cela Merde d’artiste, c’est magique à la fois d’intelligence, de provocation et de drôlerie. » C’est exact. Sauf que cela finit par dépeindre un art décadent et de plus en plus coupé des gens. Vrai ou faux, le monde de l’art devrait y réfléchir.

Rédacteur en chef fsimode@artclair.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°703 du 1 juillet 2017, avec le titre suivant : Influence Décadence

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