La peinture insoumise, Bernard Rancillac

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 13 avril 2017 - 1912 mots

Exposé à Paris et aux Sables-d’Olonne,
le peintre historique de la Figuration narrative, groupe qu’il a contribué à définir, donne la primeur à l’impact visuel.

Est-Ouest, Nord-Sud, on partait à la découverte des autres, aujourd’hui et dorénavant on s’interpelle avec anxiété, on s’entraide ou on s’affronte d’un bout à l’autre de la planète, d’un quartier de chaque ville à l’autre. Voilà le problème majeur. À qui se fier ? Les hommes politiques font des déclarations, on ne peut les croire. Les médias accumulent les informations, on ne peut s’y fier. Aussi, chacun doit tirer de lui-même les ressources humaines qui lui permettent peut-être de comprendre et d’aimer l’étranger qui frappe à la porte… » Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces paroles datent de mai 1981, mais le message qu’elles portent est tel qu’elles dégagent un troublant parfum d’actualité. Prononcées par Bernard Rancillac, elles figurent en bonne place sur les cimaises de son exposition rétrospective, place du Colonel-Fabien, dans les locaux improbables de l’ancien siège du Parti communiste signé Oscar Niemeyer.

Aperçu tout d’abord de dos, à travers le vitrage de la pièce où il se trouve, dans cette maison de Malakoff où il habite depuis une trentaine d’années, il est paisiblement assis dans un fauteuil, en train de lire le journal, un luminaire au-dessus de lui éclairant sa silhouette immobile. Le petit jardin, dessiné par lui, que l’on découvre sitôt que l’on y entre, est à la mesure d’une sérénité qui surprend quand on sait quelle image de trublion celui que l’on vient voir a toujours affichée. Si l’artiste reste tout d’abord impassible, se tenant sur ses gardes, Rancillac se dévoile petit à petit, au fur et à mesure que la conversation l’entraîne à raviver différents souvenirs qui jalonnent sa vie d’artiste. Et ils sont extrêmement nombreux.

De la politique au jazz
À 85 ans, une barbe blanche inattendue qui lui donne l’allure d’un sage mais qu’il avoue être tout simplement le fruit de la flemme à se raser, Bernard Rancillac n’a rien perdu de sa verve, ni de sa causticité, encore moins de son humour glacé. Au travail, il dit ne jamais se mettre mais réfléchir sans cesse à des sujets : « Tous les jours, je veux savoir ce qui se passe dans le monde. J’écoute la radio, je regarde la télévision, je lis les journaux et je me renseigne auprès de ceux qui ont une opinion. » Rancillac est « médiavore ». Depuis bientôt soixante ans qu’il a choisi son camp – celui d’une peinture figurée –, il s’applique à coucher sur la toile les heures, riches mais surtout agitées, d’une histoire au quotidien. Aussi son œuvre se présente-t-elle comme un immense livre ouvert qui conte les événements qui l’ont marqué, non seulement sur le plan politique mais aussi sociétal, économique ou culturel. À la parcourir, voire à relever le fait que cette exposition rétrospective se tient en lieu et place de l’ancien siège du Parti communiste français, on pourrait penser que l’artiste est un militant pur et dur. Il n’en est rien : « Je n’ai jamais été un engagé politique », martèle-t-il avec force pour que cela soit bien entendu une fois pour toutes. « Je n’ai jamais adhéré à aucun parti. J’ai été ce qu’on appelle un gauchiste mais, dit-il non sans ironie, les gauchistes pouvaient passer d’une année à l’autre de Moscou à Mao ou à pire, toujours à la gauche du dernier gauchiste. » Un gauchiste peut-être, mais surtout un artiste qui, s’il respire et vit la peinture 24 heures sur 24, est porté par l’envie de faire passer des messages en provoquant l’idée de censure.

Au fil de son œuvre, les exemples sont légion. Ainsi en 1969, à la toute jeune galerie Daniel Templon, son exposition de photographies peintes intitulée « La pornographie », particulièrement audacieuse pour l’époque ; ainsi en 1971, au Centre national des arts plastiques, rue Berryer, ces grandes peintures proclamant dans leur langue originelle « Vive la République populaire communiste de Chine » et « Vive la Révolution palestinienne ». La Beat Generation, Malcolm X, le Front Polisario, les aventures d’Ulrike Meinhof, le conflit nord-irlandais, celui du Cambodge, la guerre civile algérienne, celle de Tchétchénie… la liste des sujets dont s’est saisi le peintre est digne d’un inventaire à la Prévert. Encore faudrait-il considérer nombre d’œuvres qui renvoient à l’histoire de l’art – tel cet hommage à Courbet, La Première Merveille du monde (2000) –, au sport – ainsi ce jeu de cubes au motif de Motocross (1989) –, à l’univers du cinéma – voir la série Cinémonde (1995) –, ou bien encore au monde du jazz, sa passion absolue – comme en témoigne le monumental et sublime portrait de Janis Joplin (1974).

L’aventure de la Figuration narrative

« L’art de Rancillac, écrit Bernard Ceysson, en 1971, dans le catalogue de son exposition à Saint-Étienne, se place donc au confluent de l’histoire de l’art et de l’histoire, et il lui sera toujours reconnu le mérite d’avoir, avec opiniâtreté, sans compromis, dans le refus du conformisme pictural, voulu dire la vie par l’art et réintroduire l’art dans la vie par les médias les plus accessibles à ceux qui sont les plus démunis devant l’art. » On ne dira jamais assez, en effet, que ce souci est le vecteur directeur de la pensée esthétique de l’artiste. Quand, dans les années 1950, ayant pris conscience de l’impasse dans laquelle se trouvait l’abstraction et qu’il envisagea une nouvelle peinture figurative, le jeune artiste a pris son bâton de pèlerin pour aller voir ce qu’il en était ailleurs, notamment en Russie et à Londres. Bernard Rancillac vit à l’heure permanente du réel et sa démarche relève d’une volonté irascible de sa prise de conscience. Il a été ainsi à l’origine de l’exposition « Mythologies quotidiennes », qui s’est tenue à l’Arc, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, en 1964, et qui allait somme toute constituer la préfiguration de ce que, par la suite, la critique a désigné du label de « figuration narrative ».

Écouter Rancillac raconter l’histoire de cette exposition permet tout à la fois de la resituer dans son contexte et de prendre la mesure de ce qui le caractérisait. Quand l’artiste avec quelques autres cherchèrent à exposer, ils sont allés voir François Mathey, conservateur au Musée des arts décoratifs, « le seul qui s’intéressait alors à l’art contemporain », mais celui-ci n’avait pas la possibilité de faire quoi que ce soit. Aussi il leur a conseillé d’aller voir Marie-Claude Dane, conservatrice en chef des musées de la Ville de Paris, qui les a accueillis à bras ouverts et leur a demandé quel était le critique qui les accompagnait dans leur projet. Ils se sont alors tournés vers Gérald Gassiot-Talabot, plutôt spécialiste du surréalisme, mais c’était le seul qu’ils connaissaient. « Il a sauté sur l’occasion, raconte Rancillac, et aussitôt déclaré qu’il allait diriger l’affaire, proposant que cela s’appelle “mythologie narrative”. Je lui ai fait remarquer que c’était un joli pléonasme et que “mythologie quotidienne” était plus pertinent. Finalement, je suis allé moi-même chercher les artistes un à un et j’en ai réuni une bonne trentaine. » Il est donc temps de rendre à Rancillac ce qui est à Rancillac : si l’artiste n’est évidemment pas le seul qui soit à l’origine de cette tendance d’un retour à la peinture figurative à l’époque, force est de reconnaître qu’il en a été l’un des artisans les plus engagés.

Lui rendre visite et découvrir le cadre dans lequel il vit en compagnie de sa femme Djohar en dit plus long que n’importe quelle biographie, aussi précise soit-elle. Ne serait-ce qu’à voir la peinture très osée de Peter Saul qui trône au-dessus du canapé dans son salon. Quand on lui demande s’il a un maître, c’est l’Américain que l’artiste cite aussitôt. « Quand j’ai vu pour la première fois des toiles de Peter Saul, je me suis dit que je pouvais me lâcher. Faire des Mickey qui disent merde, des obèses qui s’empiffrent ou des filles à poil qui forniquent : je me suis dit que, s’il était capable de le faire, je le pouvais moi aussi… » Et l’artiste de ne s’interdire aucun sujet, de quelque nature que ce soit. Fidèle à lui-même, il ne s’appuie que sur ce qu’il vit au quotidien, explorant toutes les pistes qui s’offrent à lui et que la réalité du monde extérieur lui suggère. C’est dire s’il ne manque pas de matière !

« le thème n’a pas d’importance »
En fait, tous les soins de Bernard Rancillac ont toujours été « de faire de la peinture compréhensible par tous ». Au choix qu’il a fait de puiser ses sujets à la source des médias et de la culture populaire : magazines, bandes dessinées, cinéma et romans-photos, s’ajoute celui d’une esthétique d’aplats hautement colorés dont les qualités plastiques font écho à l’imagerie publicitaire. À la recherche d’une image efficace, il avoue tout de go que « le thème n’a pas d’importance ; ce qui m’intéresse, c’est l’impact visuel ». Cherche-t-il par là à faire passer un message ? Ou bien vise-t-il une forme de leçon du visible ? On pourrait le penser si on se réfère à l’ouvrage qu’il a publié en 1991, Voir et comprendre la peinture, dans lequel l’artiste se transforme en pédagogue.

Donneur de leçons n’est pourtant pas vraiment ce qui le caractérise. Mieux est de considérer qu’il cherche tout simplement à nous ouvrir les yeux sur le réel, aussi en cela fait-il œuvre de salubrité visuelle. À la question que l’on se pose : « Mais qu’est-ce qui motive fondamentalement Bernard Rancillac ? » La réponse est peut-être dans cette formule qu’il a produite il y a déjà quelques années : « L’histoire chaque matin me rattrape de sa horde d’événements sauvages et sanglants. On ne peut peindre que sur le canevas de ses émotions personnelles, de ses hantises, de ses angoisses. Les miennes, plus j’avance, sont d’ordre politique. »

Lui dire alors, comme l’affirme Picasso de tout artiste, qu’il est « un être politique, constamment en éveil devant les déchirants, ardents ou doux événements du monde, se façonnant de toutes pièces à leur image », Rancillac le veut bien, mais « s’il décide de l’être », ajoute-t-il en levant le doigt. Tout est chez lui question de délibération. On l’aura compris : lui, il l’a voulu. Il en a fait une ligne de conduite. Il n’y a jamais dérogé et il sait ce que cela lui a parfois coûté. Il est ainsi Rancillac. D’aucuns l’ont dit être une tête de mule, il s’en est toujours moqué et a tracé sa route. Un simple coup d’œil en arrière – comme celui que l’on peut porter sur sa rétrospective, à l’Espace Niemeyer, ou bien encore comme on pourra le faire cet été au Musée des Sables-d’Olonne sur ses « années Pop » – et le seul mot qui s’impose est celui de « respect ». Peintre, Bernard Rancillac l’est de son temps, pleinement, et son œuvre en est l’une des expressions les plus libres – et pour tout dire les plus insoumises.

Biographie

1931 - Naissance à Paris

1961 - Prix de peinture à la biennale de Paris pour Pierre de Lune.Expose au Salon des Réalités modernes

1964 - Exposition « Mythologies quotidiennes » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris avec les peintres Arroyo et Jan Voss notamment

1965 - Scandale de son exposition « Walt Disney » à la galerie Mathias Fels. Le concept de « figuration narrative » du critique Gérald Gassiot-Talabot est désormais associé à son travail

1966 - Rencontre le sociologue Pierre Bourdieu. Son exposition « L’Année 66 » est suivie d’une polémique sur « la peinture photographique »

1991 - Serge Fauchereau lui consacre une importante monographie

2016 - Publication de Journal du peintre, qu’il a tenu et rédigé entre 1956 et 1968

« Rancillac, Rétrospective »
Jusqu’au 7 juin 2017. Exposition hors les murs de L’adresse, Musée de La Poste à l’Espace Niemeyer, 2, place du Colonel Fabien, Paris-19e. Commissaire : Josette Rasle.
www.ladressemuseedelaposte.fr

« Bernard Rancillac »
Jusqu’au 14 mai. Maison Triolet-Aragon, Moulin de Villeneuve, rue de Villeneuve, Saint-Arnoult-en-Yvelines (78). Commissaires : Bernard Vasseur et Caroline Bruant.
www.maison-triolet-aragon.com

« Bernard Rancillac. Les années Pop »
Du 18 juin au 24 septembre. Musée de l’Abbaye Sainte-Croix, rue de Verdun, Les Sables-d’Olonne (85). Tarifs : 5 et 3 €. Commissaires : Josette Rasle et Gaëlle Rageot-Deshayes.
www.lemasc.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°701 du 1 mai 2017, avec le titre suivant : La peinture insoumise, Bernard Rancillac

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