Art moderne

1918 : Picasso, le monde à réinventer

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 16 mars 2017 - 1655 mots

Sans s’être concertées, deux expositions mettent en exergue l’importance charnière de l’année 1918 dans la vie et l’œuvre de Pablo Picasso : son mariage avec Olga et son arrivée chez le marchand Paul Rosenberg.

Les gueules cassées revien­nent du front. Rien ne sera plus comme avant. En août 1914, Picasso, l’émigré espagnol a accompagné au train Georges Braque et André Derain qui partaient au combat. En mars 1915, Braque est sérieusement blessé à la tête, pendant que Derain est artilleur en Champagne. Le dialogue artistique qu’il menait avec eux s’est brisé. L’amour ? Il s’en est allé. Sa compagne, Eva, est morte de tuberculose en 1915. Depuis, Picasso a vécu des aventures frivoles. La Grande Guerre a tout emporté sur son passage.

Lorsque l’armistice est signé, en 1918, « l’état d’âme de tout un peuple, de tout un monde a changé », observe l’écrivaine Gertrude Stein dans son Picasso. Le marchand d’art Daniel-Henry Kahnweiler témoigne de son étonnement à son retour à Paris après son exil en Suisse pendant la guerre : « Il y avait notamment ce changement extraordinaire dans la peinture de Picasso. Ce changement qui a amené Picasso, au moins partiellement, vers une peinture classiciste m’avait beaucoup inquiété à l’époque », se souvient-il dans ses mémoires. « Il y a eu ensuite un autre événement assez important  : la rencontre de Cocteau, des Ballets russes, d’Olga Khokhlova, une des danseuses des Ballets russes qui devait devenir sa femme. » De fait, comme en témoignent actuellement deux expositions parisiennes – l’une au Musée Maillol, intitulée « 21, rue La Boétie », consacrée au nouveau marchand de Picasso, Paul Rosenberg ; l’autre axée sur Olga, son épouse, au Musée national Picasso –, le monde, l’amour et l’art se réinventent.

Olga, « une vraie jeune fille »
Il faut reconnaître que l’étonnement de Kahnweiler, marchand du chef de file du cubisme avant la guerre, à son retour à Paris après-guerre est légitime. Qui aurait prédit, en 1914, que l’artiste des ateliers décrépits du Bateau Lavoir pénétrerait trois années plus tard dans l’univers mondain du jeune poète Jean Cocteau, celui d’Anna de Noailles, de Robert de Montesquiou, de Reynaldo Hahn, qui a inspiré Marcel Proust ? Rien à voir avec la bohème et les copains d’avant, dont les poètes, Jacob et Apollinaire, ne tiennent pas Cocteau en grande estime. Mais la guerre a coupé le peintre des Demoiselles d’Avignon de son réseau amical et professionnel. Difficile d’exposer, de monter des spectacles… En réaction, Jean Cocteau a eu l’idée de réunir les différents arts dans une œuvre révolutionnaire, conçue par les plus grands noms de l’époque.

En 1915, le poète frappe à la porte de Picasso et découvre son premier Arlequin. Le courant passe, et Cocteau fait venir de Rome Sergeï Diaghilev, directeur des Ballets russes, pour lui présenter le peintre. Le 18 mai 1917, le ballet Parade est créé au Théâtre du Châtelet à Paris. Erik Satie en a composé la musique, Jean Cocteau le poème. Léonide Massine a conçu la chorégraphie. Pablo Picasso a signé le décor, le rideau et les costumes. Le spectacle fait scandale et les critiques fusent. La musique, où jouent entre autres des machines à écrire ? Un « bruit inadmissible ». Les costumes ? On les juge trop grands et cassant la gestuelle du ballet. Le critique Jean Poueigh parle d’outrage « au goût français ». L’ami Apollinaire, lui, reconnaît dans le spectacle « une sorte de surréalisme » qui « se promet de modifier de fond en comble les arts et les mœurs ». Un nouveau réseau artistique est noué.

À l’occasion de Parade, Picasso a rencontré Olga Khokhlova, fille de colonel, danseuse chez Diaghilev depuis 1911, dont il s’est épris. « Je viens de me marier avec une vraie jeune fille », écrit l’anarchiste espagnol à Gertrude Stein en août 1918, un mois après leurs noces. De fait, cette « vraie jeune fille » est « l’incarnation du nouveau monde que Picasso est invité à rejoindre, dont héros et héroïnes attirent le regard du public autant sinon plus que les peintres, même cubistes », observe Philippe Dagen dans son Picasso [Hazan]. Trois mois plus tôt, le témoin de leur mariage, Guillaume Apollinaire, l’auteur scandaleux des Onze mille verges, a lui aussi gagné une nouvelle respectabilité bourgeoise en épousant une jolie rousse, Jacqueline Kolb. « Nos mariages sont enfants/De cette guerre et triomphants… », écrit Apollinaire pour le mariage de Picasso à l’église orthodoxe de la rue Daru.

Bientôt, les journaux se font l’écho de la vie nouvelle de l’artiste, qui passe sa lune de miel à Biarritz, dans la villa de la fortunée et aristocratique Eugenia Errázuriz, amie de Stravinsky. Dans son salon, défilent la bonne société et les artistes en vue. « Je vois du beau monde », résume Picasso à son ami Apollinaire au mois d’août. Parmi ce « beau monde », il rencontre celui qui deviendra son marchand et aura une influence décisive sur sa carrière artistique : Paul Rosenberg. Picasso est alors libre de tout marchand et Rosenberg réussit le coup de maître de le convaincre de rejoindre sa galerie.

Paul Rosenberg, le « passeur »
Celle-ci est située au 21, rue La Boétie, dans le très chic VIIIe arrondissement de Paris, près des Champs-Élysées. En attendant que son nouveau marchand ne l’installe dans un spacieux appartement haussmannien jouxtant la galerie, Picasso élit domicile avec sa jeune et belle épouse au Lutetia. Désormais, on le voit en haut-de-forme à l’opéra ou à l’arrière d’une somptueuse voiture conduite par un chauffeur. Certains de ses anciens amis revenus du front en conçoivent une certaine amertume – Braque, qui peine à se remettre de sa blessure de guerre, et Derain, qui voit Picasso et Apollinaire, les amis révoltés, séditieux, incompris d’avant-guerre prendre les rênes du jeu artistique et intellectuel. Mais Picasso tient enfin sa revanche sur les périodes de vache maigre d’avant-guerre.

Or la révolution n’est pas pour lui seulement sociale, elle est aussi et surtout picturale. Jean Cocteau claironne alors le « retour à l’ordre » face aux déconstructions de l’avant-garde, pour panser les traumatismes de la Grande Guerre. Et, comme en écho, l’auteur des scandaleuses Demoiselles d’Avignon expérimente alors une peinture dans une veine classique. « Le dessin classiciste et l’accession à la société cosmopolite et fortunée vont de pair, le premier étant le mode d’expression adapté à la seconde, dont il respecte les habitudes », analyse Philippe Dagen. Eugenia Errázuriz ou Olga n’appartiennent ni à la même société ni à la même histoire que ses anciennes compagnes. « Le style qualifie le modèle et le modèle détermine le style : la règle picassienne de l’adéquation s’applique ainsi », poursuit l’historien de l’art.

Le rapprochement de Picasso avec Paul Rosenberg, comme le met en lumière l’exposition « 21, rue La Boétie » au Musée Maillol, semble également jouer un rôle certain dans ses recherches plastiques. De fait, Rosenberg, qui expose aussi dans sa galerie les toiles des impressionnistes, entend être un « passeur » et inscrire les artistes d’une avant-garde perçue comme en rupture dans un dialogue avec la tradition picturale française. Au rez-de-chaussée de sa galerie, il expose les artistes d’avant-garde. À l’étage, il met en scène les nombreuses toiles des grands maîtres de la peinture française qu’il a reçues de son père, le marchand Alexandre Rosenberg, ou achetées lui-même : Delacroix, Ingres, Corot, Courbet, les paysagistes de l’École de Barbizon et les impressionnistes et postimpressionnistes qui ont désormais gagné les faveurs du public.

La critique de l’époque applaudit ce marchand habile, qui sait ménager les goûts des clients, même les plus timorés : « Bernheim et Druet s’arrêtent en général aux peintres néo-impressionnistes ; ils n’abordent qu’avec circonspection les audaces tout à fait nouvelles. Au contraire, M. Rosenberg ne recule pas devant les cubistes ; il vénère Picasso et met Braque sur les autels ; il fait succéder une merveilleuse exposition d’Ingres, de Manet, de Delacroix, où brillait un Corot digne du Titien, à une exposition de guitares et de bouteilles en puzzle, comme les fabriquent M. Glaize [sic] ou M. Léger, et s’efforce de démontrer que “ceci” vient de “cela”. Il voit dans les cubistes la ligne authentique des maîtres », lira-t-on dans le journal Amérique latine du 30 août 1925.

un « nouveau » Picasso
En novembre 1918, donc, le marchand installe l’ancien chef de file du cubisme dans un spacieux appartement parisien, tout près de sa galerie. Il se retrouve alors au cœur de la production de Picasso. Il invite l’artiste à admirer ses prédécesseurs, et découvre ses œuvres en primeur. Il arrive même que Picasso lui montre ses dernières créations à travers la fenêtre de la cuisine !

Sans doute Paul Rosenberg a-t-il été dérouté par plus d’une œuvre. « Leur diversité même était propre à dérouter un marchand qui débarquait dans sa peinture », écrit Pierre Daix dans son Picasso [Tallandier]. Car derrière un apparent « retour à l’ordre », Picasso poursuit ses recherches plastiques. Si Ingres n’a pas toujours réussi à se libérer du pastiche de Raphaël, « Picasso court les risques que Monsieur Ingres ne pouvait assumer. Il le libère du complexe de Raphaël », a analysé l’historien de l’art Pierre de Champris. Mais c’est sans doute Apollinaire, terrassé en deux jours par la grippe espagnole au mois de novembre, qui, peu avant sa mort brutale, avait sondé avec le plus de justesse le renouveau à l’œuvre dans l’art de son ami : « Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie/Blessé à la tête trépané sous le chloroforme/Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte/Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir/ […] Soyez indulgents quand vous nous comparez/À ceux qui furent la perfection de l’ordre/Nous qui quêtons partout l’aventure ». L’aventure artistique du XXe siècle n’a fait que commencer.

Du 23 janvier au 15 février 1918 - Exposition « Matisse-Picasso », à la Galerie Paul Guillaume

12 juillet 1918 - Picasso épouse Olga Khokhlova à l’église russe de la rue Daru, à Paris. Max Jacob, Guillaume Apollinaire et Jean Cocteau sont ses témoins

Été 1918 - Séjourne à Biarritz, peint Les Baigneuses

Automne 1918 - Paul Rosenberg devient son marchand, sa galerie est située au 21, rue La Boétie. Le couple s’installe, lui, au 23, rue La Boétie

9 novembre 1918 - Décès de Guillaume Apollinaire

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : 1918 : Picasso, le monde à réinventer

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