Art contemporain

Le temps des institutions - 1980-2017

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 16 mars 2017 - 2677 mots

Si, lors des décennies précédentes, les artistes se sont attachés à révolutionner l’art dans la rue et dans les galeries (les lieux d’art « contemporain » n’existant pas ou peu), ils voient éclore, avec les années 1980, un très grand nombre de nouvelles instances de légitimations, musées, Frac et centres d’art, qui vont faire se déplacer les avant-gardes. Sinon les remplacer…

1980-1989 : des expositions « d’avant-garde »
Avec les années 1980 s’ouvre une nouvelle période marquée, d’une part, par la fin des avant-gardes radicales et le retour à la peinture et, d’autre part, par la volonté politique de décentralisation voulue par François Mitterrand et mise en œuvre par Jack Lang, le nouveau ministre de la Culture. S’ouvre alors une période où, très nettement, la transformation du paysage artistique français dans son contenant le dispute au contenu. Dès 1982, la France met ainsi en place tout un réseau de fonds régionaux d’art contemporain (les Frac) et de centres d’art.

Alors qu’émergent le néo-expressionnisme allemand et la trans-avant-garde italienne et que se développe outre-Atlantique le graffiti, surgit en France la Figuration libre. Au printemps 1981, le critique d’art Bernard Lamarche-Vadel organise dans son loft une exposition intitulée « Finir en beauté » à laquelle participent Combas, Di Rosa, Boisrond et Blanchard, lesquels vont très vite s’imposer comme les quatre mousquetaires du nouveau mouvement. BD, télé, rock et art populaire sont à la source de leur création dans une effervescence qui secoue la scène artistique hexagonale en contrepoint d’une autre voie, adossée quant à elle à des modèles historiques que défendent Garouste, Alberola, voire Blais. En deux ou trois ans, la Figuration libre connaît un tel succès international que le Musée d’art moderne de la Ville de Paris décide d’ouvrir en décembre 1984 une exposition organisant la confrontation des œuvres de la bande des quatre à celles des jeunes graffitistes américains, dont Basquiat et Haring. À cette occasion, Hervé Perdriolle publie Figuration libre, Une initiation à la culture mass-médias, le premier ouvrage théorique sur le sujet.

Au printemps suivant, l’exposition imaginée par le philosophe Jean-François Lyotard au Centre Pompidou crée l’événement. Résolument pionnière en son genre dans l’utilisation qu’elle fait des nouvelles technologies, « Les immatériaux » fait la part belle à tout ce qui est de l’ordre du virtuel, préfigurant le monde tel qu’il va se développer. « Ce qui est intéressant, déclare le commissaire, ce sont ces nouvelles technologies qui sont des substituts d’opérations mentales et non plus d’opérations physiques comme jusqu’à présent. » En contrepoint, le 23 septembre, est inauguré le Musée Picasso et son extraordinaire collection bel et bien matérielle tandis que, le même jour, les Parisiens admirent le Pont-Neuf entièrement empaqueté par Christo.

L’année qui suit, celle de la première cohabitation politique, est artistiquement agitée par le scandale dit des « colonnes de Buren ». Si l’œuvre conçue pour la cour d’honneur du Palais Royal fait l’objet de violentes polémiques, son dévoilement ne tarde pas à conquérir le public qui se l’approprie aussitôt. En décembre, le Musée d’Orsay, consacré à la présentation d’une histoire de l’art moderne du milieu du XIXe au début du XXe, ouvre ses portes au beau milieu des débats que suscite son aménagement par Gae Aulenti. Il permet cependant un vrai déploiement des collections nationales de cette période et une programmation ad hoc.

En région, les années 1980 sont marquées par la transformation ou la création de nouvelles structures muséales qui contribuent à revivifier la scène nationale. Ainsi du CAPC-Musée d’art contemporain de Bordeaux en 1983, du Musée départemental d’art contemporain de Rochechouart en 1985 ou bien encore du Musée d’art moderne de Saint-Étienne en 1987 dont le dévoilement des collections Fluxus, pop et art minimal acte une politique éclairée de défrichement artistique.

S’ajoute à la fin de la décennie toute une série de grands travaux, voulus par le président Mitterrand, au nombre desquels figurent en 1987 l’Institut du monde arabe, créé par Jean Nouvel, le complet réaménagement du Louvre et la pyramide de verre du Chinois Pei. Enfin, dans le cadre des manifestations du bicentenaire de la Révolution, le jeune directeur du Musée national d’art moderne, Jean-Hubert Martin, conçoit une exposition qui bouscule tous les a priori d’une histoire de l’art contemporain autocentrée sur l’Occident en réunissant tant des artistes internationaux repérés que d’autres issus de cultures jusqu’alors considérées comme marginales, sinon « exotiques » (« Magiciens de la terre », 1989). Visionnaire, cette exposition, une première absolue, prévient le mouvement mondialiste qui va marquer le passage au nouveau millénaire, plaçant la capitale en tête d’un mouvement qui allait s’avérer universel.

Ce passage va l’être aussi par le considérable essor des nouvelles technologies et le passage de l’analogique au numérique en offrant à la photographie et à la vidéo l’occasion de gagner leurs lettres de noblesse artistiques. Prémonitoire, l’exposition qu’avait organisée Michel Nuridsany à l’Arc en 1980, intitulée « Ils se disent peintres, ils se disent photographes », confirme son intuition d’une production et d’un marché qui ne fait plus le distinguo entre les uns et les autres, ce que corroborent les expressions d’« arts plastiques » et de « photographie plasticienne ». Les années 1990 sont pour ces deux médiums ce que la décennie précédente a été pour la peinture. Le regain des Rencontres internationales de la photographie, créées dès 1969, le rôle du Centre national de la photographie (créé en 1982) et la création de Paris-Photo (1997) en sont autant de signes forts. Tout comme l’émergence de toute une nouvelle génération qui compte notamment Pierre Huyghe et Dominique Gonzalez-Foerster.


1990-1999 : le deuxième acte de la décentralisation
Le second ministère Lang (1988-1993) est l’occasion de poursuivre le déploiement en région, et la France continue de se doter de toutes sortes d’outils nouveaux qui servent la diffusion et la promotion de l’art contemporain. En 1991 sont inaugurés le Centre international d’art et du paysage de Vassivière, construit par Aldo Rossi, et l’Espace de l’art concret, à Mouans-Sartoux, porté par Gottfried Honegger ; la même année, s’ouvre la Galerie nationale du Jeu de paume, exclusivement consacrée treize ans plus tard à la photo, à la vidéo et au cinéma expérimental ; Thierry Raspail, en charge de l’art contemporain à Lyon, transforme « Octobre des arts » mis en place dès 1984 en une biennale qui gagne très vite une audience internationale pour figurer parmi les dix plus importantes au monde. Suit toute une cascade d’ouvertures de nouveaux lieux : en 1993, inauguration du Carré d’art de Nîmes et du Château d’Oiron, dans les Deux-Sèvres, haut lieu de la commande publique sur le mode du cabinet de curiosités ; en 1994, installation de la Fondation Cartier pour l’art contemporain à Paris dans un bâtiment construit par Jean Nouvel ; en 1995, création de l’Espace Paul Rebeyrolle à Eymoutiers, révélant après coup l’évidente influence de son œuvre au regard de toute une production similaire à l’instar de celle de Kiefer ; en 1997, émergence d’un nouveau quartier de galeries rue Louise-Weiss, dans le 13e arrondissement, à l’initiative de son maire, Jacques Toubon, etc.

L’action publique, le marché de l’art et un public de plus en plus nombreux et avide de nouveautés semblent alors compenser la fin des avant-gardes dont est responsable la chute des idéologies et dont le discours critique fait volontiers son miel. Non seulement à Paris mais encore plus en « province », l’activité créatrice connaît une véritable effervescence, comme en témoigne la publication du premier Guide des lieux d’art contemporain en France (1998).

Au cours des années 1990 animées par un ensemble de débats autour de la question de l’art contemporain – la querelle de l’art contemporain –, notamment sur la question de la prétendue disparition de la peinture au bénéfice de l’installation, une tendance émerge qui relève en contrepoint d’un art de la rue. De l’écriture au bombage émerge une jeune génération de créateurs qui ne se revendiquent pas nécessairement artistes et qui développent un nouveau vocabulaire formel adossé au concept du graffiti. En 1992, ils vont jusqu’à envahir l’institution en une exposition mémorable au Musée des monuments français, bousculant tous les attendus et préfigurant tout ce qui va déferler autour de la « culture street » de Blek le Rat à Space Invader, et dont Ernest Pignon-Ernest deviendra malgré lui la figure tutélaire. Publié en 1998, l’ouvrage de Nicolas Bourriaud intitulé Esthétique relationnelle, qui vise à théoriser des pratiques contemporaines prenant pour point de départ « la sphère des rapports humains », ne manque pas de faire débat dans sa façon de s’appuyer sur des exemples consensuels.


2000-2006 : la montée parallèle du privé et du marché
Si le passage au nouveau millénaire peut être perçu comme un moment en attente de nouvelles aventures, il semble bien que l’on traverse une période de récapitulation des dernières décennies plus que d’invention prospective. Aucun nouveau mouvement ni groupe d’artistes n’émerge et l’exposition que Jean de Loisy organise en l’an 2000, à Avignon, sous le simple intitulé de « La beauté », rassemble un ensemble d’œuvres passionnantes, certes, mais qui illustrent ce qu’il en est de la création artistique internationale sans augurer d’investigations esthétiques innovantes. Toutefois, un événement fait signe : l’inauguration en 2002 d’un nouveau site de création contemporaine, dit « le Palais de Tokyo », en lieu et place du bâtiment éponyme qui fait face au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Présidé par Pierre Restany, codirigé par Nicolas Bourriaud et Jérôme Sans, celui-ci ne tarde pas à s’imposer internationalement comme un outil résolument expérimental qui joue d’une architecture tout juste aménagée et dispose d’un lot d’espaces permettant une programmation éclatée et prospective, entre découverte et confirmation.

Né de l’initiative de l’association de collectionneurs, passionnés et engagés, que préside et anime Gilles Fuchs – l’Adiaf –, le Prix Marcel Duchamp institué en 2000 et décerné à Thomas Hirschhorn trouve ses marques. À l’instar du Prix de la Fondation d’entreprise Ricard d’un an son aîné, il participe au développement que va connaître le rôle du privé dans les années à venir et la relative perte d’exclusivité de celui de l’État. Il va notamment servir de moteur stimulant à nombre d’autres initiatives, comme la création en 2001 de la Fondation Claudine et Jean-Marc Salomon, en Haute-Savoie, et de la Maison rouge à Paris, en 2004, par Antoine de Galbert.

Au fil de ce début de siècle, se fait par ailleurs jour une tendance à relire certaines trajectoires d’artistes jusque-là tenus dans la marge, comme il en est de figures aussi opposées que Michel Macréau, Olivier Debré, Geneviève Asse, Julio Le Parc, Fred Deux, etc. Il n’est jamais trop tard pour bien faire !

Parallèlement, le phénomène des foires qui vont en se multipliant acte la réalité de l’effervescence hexagonale, le marché demeurant toujours un marqueur de référence. La création entre autres de Show off Paris (2006), de Slick Art Fair (2006), d’Art Élysées (2007), du Salon du dessin contemporain (2007), voire d’Art-O-Rama à Marseille (2007) au cours de la première décennie du XXIe siècle est à l’image d’une dynamique qui est le fruit de la politique culturelle conduite dans le domaine des arts plastiques depuis le début des années 1980. Par ailleurs, la réorganisation de la Fiac et la nomination de Jennifer Flay comme directrice artistique en 2003, puis commissaire générale à partir de 2010, participent à requalifier la place parisienne dans le concert international du marché de l’art moderne et contemporain. Les partis pris pour lesquels elle opte en cherchant à attirer de nouveau les grandes enseignes étrangères ne se font pas toujours sans pénaliser les galeries françaises et il s’ensuit toutes sortes de débats qui conduiront certaines d’entre elles à s’inventer d’autres modes de visibilité.

Institutionnellement parlant, l’ouverture du MacVal en 2005 à Vitry-sur-Seine (premier musée d’art contemporain en banlieue parisienne) est un autre témoignage de cette dynamique nationale. Elle est notamment l’occasion de mettre en lumière l’œuvre de nombre d’artistes comme celle de Jacques Monory qui inaugure la nouvelle institution et retrouve par là une actualité de premier plan. Développant tout à la fois une programmation de promotion et de certification de la scène française, le MacVal s’impose vite en proposant des expositions de référence, comme « Le grand sommeil » de Claude Lévêque en 2006 ou tout récemment « Vous n’êtes pas un peu beaucoup maquillé ? » de Jean-Luc Verna.


2006-2011 : l’effacement des tendances
Dans le même temps de l’ouverture du MacVal, le ministère s’applique à donner le ton en créant « La force de l’art » dans la nef du Grand Palais, lieu de prestige par excellence. Trois éditions ont lieu entre 2006 et 2012 qui ont pour objectif de donner un aperçu de l’activité des artistes français ou étrangers vivant et travaillant dans l’Hexagone. Si, une nouvelle fois, s’y affirme toute une population de fortes individualités (Bertrand Lavier en 2006, Gilles Barbier en 2009 ou Wang Du également en 2009), il n’en transparaît aucune tendance, ni mouvement particuliers. L’époque – que gouverne le marché de l’art – n’est définitivement pas au collectif. C’est tout juste si l’on peut repérer quelques directions privilégiées, comme les modes de l’installation ou de la pratique de la vidéo, tant elle se détermine à l’ordre d’un éclectisme, reflet de l’attente d’un public curieux d’images de toutes sortes.

La mise en place par le même ministère, en 2007, d’une seconde opération d’envergure, peut surprendre pour ce qu’elle opère en discrédit de la précédente. Intitulée « Monumenta », sous la même verrière du Grand Palais, celle-ci s’offre comme un véritable défi artistique qui corrobore cette mesure individuelle en proposant à un artiste de dimension internationale de confronter son regard à l’espace monumental du lieu. Ce n’est qu’après Kiefer et Serra qu’un artiste français y est enfin invité. En 2010, Boltanski crée une installation qui renvoie au caractère aléatoire de toute destinée, puis Kapoor et Buren s’y succèdent, avant que « Monumenta », devenue biennale, accueille les Kabakov en 2014 et Huang Yong Ping en 2016. Le prestige du lieu, le succès populaire de la manifestation et le côté spectaculaire des propositions condamnent rapidement « La force de l’art » qui se voit transformée en « Triennale » et délocalisée au Palais de Tokyo. Si, sur le même tempo, le château de Versailles s’est mis à l’heure contemporaine en invitant depuis 2008 un artiste à investir à son gré l’intérieur et/ou l’extérieur, cela n’est pas toujours allé sans faire scandale : ainsi de Kapoor en 2015.

Au regard de cette situation qui place la figure individuelle au cœur du système de l’art contemporain et non plus d’un quelconque groupe, la sociologue Raymonde Moulin, auteur d’articles et d’ouvrages de référence dont L’Artiste, l’Institution et le Marché (1992) et De la valeur de l’art (1995), considère qu’il y a quelque part un artiste qui tient dans sa main une véritable bombe, mais qu’il ne le sait pas. Le moment venu où il s’en rendra compte, il la fera exploser. Dans cette attente – qui dure toutefois – la roue tourne et la vie artistique bat son plein.


2011-2017 : la scène française en bouillonnement
Si le Centre Pompidou – qui fête ses 40 ans en 2017 – et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris – dont la programmation a toujours été à la pointe sous la direction trentenaire de Suzanne Pagé et y demeure sous celle de Fabrice Hergott – s’appliquent à prendre le pouls de la création artistique contemporaine, ils ne sont plus les seuls à en éclairer les innombrables voies. Ainsi du Palais de Tokyo, dont la présidence est confiée à Jean de Loisy en 2011 qui le redynamise après une période un peu morose, notamment en invitant Hugo Vitrani, grand défenseur de l’art urbain, à créer le « Lasco Project », et des artistes comme JR, Lek & Sowat, Osgemeos ou Philippe Baudelocque. Ainsi de la création de la Fondation Louis Vuitton qui a ouvert ses portes en octobre 2014 dans un étonnant écrin imaginé par Frank Gehry, de la Nuit blanche qui transforme Paris chaque premier samedi d’octobre depuis 2002 en un véritable bouillon artistique, enfin de La Colonie, un espace culturel et engagé créé par Kader Attia, Prix Marcel Duchamp 2016, en octobre dernier, et conçu comme un forum de rencontres, de débats, de concerts et de performances.

Autant de signes, sans oublier tout ce qui se passe en région, d’un dynamisme et d’une énergie, marques de fabrique de l’art et de la culture en France. Force est donc d’affirmer que le « syndrome de Venise 64 » est plus une vue de l’esprit qu’un état de fait avéré.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°700 du 1 avril 2017, avec le titre suivant : Le temps des institutions - 1980-2017

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