Dominique Sennelier, propos de fabricant

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 16 janvier 2017 - 734 mots

De réputation mondiale dans la fabrication
et la fourniture de matériaux pour artistes, la maison Sennelier, 3, quai Voltaire à Paris, a été fondée en 1887. Entretien avec le petit-fils de son fondateur.

Dans l’exercice de votre métier, y a-t-il des artistes qui vous ont adressé des demandes particulières ?
Certains artistes qui sont confrontés à des difficultés techniques viennent en effet nous voir parce qu’ils veulent utiliser leurs matériaux dans certaines conditions et qu’ils ne savent pas comment s’y prendre. Ils cherchent à transgresser les produits existants en s’affranchissant des contraintes inhérentes à leurs spécificités…

Par exemple ?
En utilisant des pastels sur la toile tout en gardant leur état brut, leur qualité lumineuse et leur aspect poudreux alors que les lois de la gravité exigent le recours à un liant pour empêcher qu’ils ne tiennent pas…

Que pouvez-vous faire pour eux ?
On en discute. Ils nous font part de leurs propres recettes, sans toutefois nous les dévoiler, et des difficultés qu’ils rencontrent. Nous essayons de les aider et de leur expliquer qu’ils ne peuvent pas s’éloigner exagérément des formulations traditionnelles sans risque. Nous connaissons les solutions qui ont fait leurs preuves, mais nous n’avons pas de solution miracle. Je me souviens d’un peintre qui voulait absolument inclure du camembert dans ses toiles parce que, disait-il, il aimait l’onctuosité de sa pâte. En réalité, ce qu’il cherchait, c’était retrouver la caséine qui est contenue dans le lait et qui est un élément de colle. Il voulait s’en servir comme liant. Je lui ai dit qu’il pouvait mettre un peu de fromage dans son mélange, mais que cela risquait à terme de poser des problèmes de conservation. Pour qu’une œuvre soit pérenne, il faut respecter un certain nombre de lois mécaniques et physiques, sinon ça ne tient pas.

Quelles sont ces lois ?
Il faut que le pigment ou la matière soient liés avec des résines qui les maintiennent entre eux et qu’ils ne se séparent pas du support, sinon cela crée des craquelures, des détachements. Les problèmes liés au support sont tout aussi importants que ceux du liant utilisé pour tenir les pigments. De plus, il y a les lois de la chimie qui font que, parfois, certains pigments ne sont pas compatibles entre eux. C’est le cas du vert-de-gris, aussi les peintres qui tiennent à l’employer doivent veiller à ce qu’il ne se mélange pas à un autre pigment.

Dans l’histoire qui a été celle de votre maison, la demande d’un artiste est-elle devenue par la suite un produit Sennelier ?
 À ce propos, il y a le cas de la demande d’Henri Goetz et de Picasso, qui souhaitaient pouvoir disposer d’un médium leur permettant de peindre sur n’importe quel support, que ce soit du bois, du métal, un tissu, un plastique, etc. Ils ne voulaient pas être obligés de préparer particulièrement le support sur lequel ils travaillaient. Mon père s’est donc trouvé confronté à un problème singulier et, avec Goetz, il a mis au point un pastel à l’huile, c’est-à-dire un pastel gras, fait à base de cire et d’huile non siccative, qui ne s’oxyde pas et qui permet au pastel de se conserver dans le temps.

Cela a-t-il à voir avec ce qu’on appelle un « paint stick » ?
Non, le « oil stick » est une invention proprement américaine. C’est de la peinture à l’huile en bâton comme on l’employait dans la sidérurgie pour marquer les plaques de métal sortant des laminoirs, mais ces bâtonnets étaient faits avec des huiles qui durcissaient. À partir de cette application industrielle, nous avons créé en 1988 un procédé de fabrication de bâton de peinture à l’huile qui est rigide mais qui ne sèche pas en profondeur. C’était une façon d’adaptation du modèle américain. Pour cela, nous avons choisi des cires qui n’étaient pas trop dures et un bâton assez crémeux très différent.

Par rapport à l’idée de secret, on peut imaginer que la maison Sennelier en a toute une panoplie…
Nous avons des secrets, évidemment, mais surtout nous avons mis au point au fil du temps toutes sortes de dosages parce que, quand on fait des produits assez délicats comme le pastel, tout dépend de cela. Si les matières premières sont à la portée de tous, leur choix est déterminant. Ensuite, c’est un peu comme les grands cuisiniers : tout est affaire d’accommodation. Chez nous, fabricants de matériaux, c’est le dosage qui fait la différence.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Dominique Sennelier, propos de fabricant

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque