Kader Attia : «  Il ne faut pas laisser le champ de l’émotion aux mass media  »

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 12 décembre 2016 - 1095 mots

Prix Marcel Duchamp 2016, Kader Attia a ouvert à Paris La Colonie, un lieu conçu comme un forum de débats, de concerts et de performances. Porté par le désir de réactiver une dynamique intellectuelle anémiée, ce lieu est à l’image de son œuvre.

Œil : Qu’est-ce qui vous a conduit à imaginer La Colonie à Paris ?
Kader Attia : C’est le rêve qui m’anime depuis longtemps d’appliquer la formule d’Antonio Marques : « Je ne veux pas représenter, je veux agir. » Depuis de nombreuses années, je travaille sur des questions qui sont en relation soit avec la société dans laquelle nous vivons, soit avec son histoire, soit encore avec ce qui nous dépasse ou ce qui nous précède. La Colonie, c’est ce passage à l’acte, c’est-à-dire qu’à un moment donné, il faut supprimer les frontières disciplinaires qui conduisent à considérer que telle chose est une œuvre d’art et que telle autre ne l’est pas.

D’où vient cette envie, sinon cette nécessité, de passage à l’acte ?
J’ai grandi entre la France et l’Algérie, dans une famille dont le père était algérien, qui était engagé et qui avait fait la guerre. Très tôt, j’ai été mis en face du fait qu’entre la France et l’Algérie, la relation post-guerre et postcoloniale était une sorte de déni…

Avez-vous vécu avec cette blessure ?
Avec les rivières de sang qui coulaient le long des trottoirs, avec les tortures, avec les ongles arrachés, avec certains parents qui ont été tués. J’ai très vite appris qu’il y avait deux types d’individus, ceux qui ne parlaient jamais de la guerre et ceux qui en parlaient trop. Mon père fait partie de ces traumatisés qui en parlaient tout le temps. J’ai grandi dans ce déni-là. Si j’accorde aujourd’hui au réel une dimension éthique, cela vient de là. Je suis pétri de cette histoire et j’en ai vite pris conscience.

Le choix d’être artiste était-il compatible avec cette prise de conscience ?
À l’origine non, mais j’en ai fait une chose compatible. Plus on s’éloigne du traumatisme, plus on y revient. J’ai toujours été tout à la fois dans une dimension autocritique très forte et d’une sensibilité exacerbée face à la misère des autres. La colonisation, ce n’est pas que la guerre d’Algérie, c’est la colonisation des classes, le destin des jeunes des cités, etc. Bernard Stiegler appelle ça la « paupérisation des esprits ».

Comment réglez-vous le problème entre le statut d’artiste et celui de citoyen ?
Je ne me pose pas la question. L’art contemporain ne peut plus être aujourd’hui un art qui se retranche derrière des statuts, des terminologies ou des adjectifs. À l’image de ce que devrait être le monde, l’artiste doit abolir les frontières qui le cantonnent dans certains champs et dans certaines disciplines. Aussi, dans ma pratique, je fais. Je fais des installations : ce sont des sculptures, des vidéos, parfois des dessins, des collages aussi…

La Colonie, est-ce une façon de faire une œuvre ? 
Une œuvre, non. C’est une extension de mon travail. Un cerveau, c’est connecté. On ne pense pas en soi. C’est tout un univers qui pense à travers nous. J’invite donc des gens qui pensent que nous sommes responsables de ce monde fragmenté qu’est le nôtre. En cela, la réparation est importante d’autant qu’il y a une chose fondamentale dans l’existence : le processus même de la création s’inscrit dans le continuum d’une évolution où il n’y a pas en fait d’évolution.

Vous entendez par là que la réparation est inscrite dans le courant même de la vie, qu’elle lui est consubstantielle ?
J’en suis convaincu. La sélection naturelle que Darwin et Alfred Russell Wallace résument, c’est une réparation. Tous les biologistes que j’ai interviewés me l’ont confirmé. Un système vivant qui est sur le point de mourir à cause des changements de son environnement a deux choix : soit il s’adapte à son environnement, soit il le transforme pour qu’il s’adapte à lui. Je cite souvent l’exemple d’une calebasse cassée, réparée par un paysan africain, et comment celui-ci lui redonne une sorte de beauté sans rien masquer de sa blessure. Dans les sociétés occidentales modernes, au contraire, la blessure doit toujours disparaître. La modernité n’a jamais cessé d’entretenir le fantasme de sa puissance prométhéenne à rendre à l’objet cassé son état originel.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce concept de réparation ?
La réparation incarne la blessure, et vice versa. Au regard de l’œuvre d’art, c’est l’idée que la création s’inscrit dans une infinie succession de réparations qui, somme toute, est l’existence même. L’artiste s’inscrit dans une sorte d’espace temps dans lequel se croisent un instant T et des paramètres métaphysiques qui nous dépassent totalement. L’artiste est ni plus ni moins le prisme à travers lequel l’univers s’exprime. C’est pourquoi je m’intéresse aussi à la musique. Les musiques circulent dans l’univers. La musique, le son, une voix humaine, c’est de l’oxygène, de l’air poussé par des sondes électromagnétiques. Il y a quelque chose dans la musique qui nous dépasse, qui nous précède et qui relève d’une mesure métaphysique.

À considérer votre exposition dans le cadre du prix Marcel Duchamp, il semblerait que vous cultiviez le paradoxe entre une démarche sensible et un traitement objectif, voire froid et distancié.
Depuis le minimalisme et le conceptuel, il y a un grand malentendu sur la forme. La faute en revient à certains intellectuels et à certains artistes qui ont rejeté le champ de l’émotion que les politiques populistes se sont empressées de s’approprier. Il est urgent que les artistes, les plasticiens, en bref tous les créateurs, se réapproprient ces champs de la parole, de l’émotion, de la texture, de la lumière.

Le champ de l’être, en somme.
En effet, et c’est pour cela que je fais ces représentations de gueules cassées, ce film sur les membres fantômes ou cette installation de masques réalisés avec des emballages récupérés à Berlin dans les poubelles. Il faut revenir à cette émotion-là et ne pas laisser le champ de l’émotion aux mass media, à la vulgarité ou aux extrêmes. La puissance de l’art, c’est sa capacité à concurrencer toutes les formes de pouvoir pour la simple et bonne raison que l’art est sincère et que le pouvoir ne l’est pas.

Chronologie

1970
Naissance à Dugny (93)

1998
Diplômé de l’ENSAD (l’École nationale supérieure des arts décoratifs)

2003
Participation à la 50e Biennale de Venise

2005
Nomination pour le Prix Marcel Duchamp

2012
Exposition « Construire, déconstruire, reconstruire : le corps utopique » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris

2016
Lauréat du prix Marcel Duchamp

« Prix Marcel Duchamp 2016. Les nommés »

Jusqu’au 30 janvier 2017. Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e. Ouvert tous les jours sauf mardi de 11 h à 21 h. Tarifs : 11 et 14 €. Commissaires : Mnam/Cci, Alicia Knock. www.centrepompidou.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Kader Attia : «  Il ne faut pas laisser le champ de l’émotion aux <em>mass media</em>  »

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