Pierrette Bloch, éloge de la promenade

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 12 décembre 2016 - 1106 mots

Alors qu’elle prépare son exposition à la Galerie Karsten Greve, l’artiste née en 1928 s’est replongée dans la lecture des grands auteurs.

Elle le reconnaît elle-même, il est bien difficile de dire ce dont elle souffre. Voilà plusieurs mois, elle a été prise de grandes douleurs et cela a bousculé son quotidien, l’obligeant à passer son temps allongée dans un fauteuil, jambes étendues. Elle n’en a pas pour autant baissé les bras, loin de là ! À preuve la nouvelle exposition qu’elle fait ce mois-ci chez Karsten Greve, sa galerie parisienne. Pierrette Bloch est une nature, elle poursuit ardemment son travail. « Je ne m’attendais pas à ce que cela marche comme ça, dit-elle tout sourire. Je m’y suis mise en me disant que j’allais essayer de me saisir de cette difficulté non pas tant à tenir le pinceau, le crayon ou la craie, mais à trouver la bonne ampleur du geste. » À sa surprise, elle a réussi à faire tout un ensemble de nouvelles pièces en se servant de cette « gaucherie ». Si elle fatigue évidemment plus vite qu’auparavant, ne pouvant travailler plus de deux heures d’affilée, Pierrette Bloch n’a pas à s’inquiéter, elle n’a rien perdu de cette étonnante capacité à tracer tout un monde de lignes, de cercles et de ponctuations qui composent comme autant d’écritures, de fugues et de constellations innommables.

Lecture et écriture
Quelque chose d’une « espèce de fragilité » est nouvellement à l’œuvre dans son travail qui procède de formes encore plus simples et plus légères qu’avant, parfois même à la limite de leur avènement. Ce sont de petits traits qui filent d’un papier à l’autre ou des boucles hâtivement dessinées qui envahissent toutes sortes de formats. La matérialité de leur inscription varie en fonction des supports qu’elle utilise, tantôt relativement friable quand elle use de pastels secs sur fond de papier volontiers noir, tantôt plus transparente quand elle emploie une encre blanche sur un support polyester opalescent. Chaque fois, c’est un véritable enchantement. L’art de Pierrette Bloch, qui en appelle à une incroyable économie de moyens, possède cette rare vertu de « dire le plus avec le moins », d’inviter le regard à jouer du micro et du nombre, du plein et du délié, du local et du global.

Ralentie dans l’ardeur au travail, Pierrette Bloch l’est aussi quelque peu dans sa passion de la lecture. Celle-ci exige toujours une concentration soutenue or, comme elle le reconnaît, « j’ai un certain mal à fixer mon esprit trop longtemps ». Elle s’y réfugie toutefois avec délices, gourmande qu’elle est des mots de Balzac ou de Barbey d’Aurevilly. Aussi, quand elle n’a plus de force pour le dessin, mais qu’elle sait en avoir encore pour la lecture, elle s’allonge et se plonge pour la énième fois dans Le Chef-d’œuvre inconnu. En fait, elle l’a repris parce que la galerie va publier un petit catalogue à l’occasion de son exposition et qu’elle souhaite comme à son habitude y consigner quelques-unes de ses propres notes. Pierrette Bloch a toujours pratiqué l’écriture. Relire Balzac est une façon pour elle de stimuler son imaginaire, non qu’elle le pille, mais elle y puise les éléments d’une réflexion qui la nourrit. Soit quelque chose d’abstrait qui lui donne une énergie, soit un mot ou une parole qu’elle reverse à l’ordre de sa propre démarche. Pierrette aime les mots, tous les mots, quels qu’ils soient : « Pour ce qu’ils peuvent évoquer, dit-elle. Pour leur construction aussi, leur rythme, leur sonorité, leur parenté… »

Son œuvre graphique porte en effet toutes ces qualités plastiques. S’il n’y a dans son travail aucune idée de point d’origine, ni de point d’arrivée, ni d’aller, ni de retour, c’est qu’il est question chez elle d’une sorte de tracé, à l’état d’épure, qui acte une présence. La relation du dessin au geste et au corps est ici particulièrement prégnante. En quête d’une forme d’absolu, elle n’a jamais rien fait d’autre que d’y tendre et non de chercher à vouloir en donner une image. En cela, on pourrait établir un parallèle entre sa démarche et le paradoxe de la flèche tel qu’il est formulé par Zénon d’Élée pendant l’Antiquité. L’idée de mouvement que sous-tend le principe de répétition de la même forme, comme le pratique Pierrette Bloch, se révèle totalement vaine pour ce que chaque signe que l’artiste peint, à l’instar de la flèche, se trouve à chaque instant dans un espace égal à son volume, c’est-à-dire en repos. Quand la démonstration du philosophe traduit toute la difficulté conceptuelle liée à la notion de vitesse instantanée, l’art de Pierrette Bloch souligne la puissance de suggestion du mouvement mais ne l’illustre en aucune façon. Il dit cette force de l’être là à chaque instant qui passe et c’est donc du temps que l’artiste nous donne à voir une image inédite et magistrale.

La question du temps
En rassemblant tout un lot de pièces, du début des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, l’exposition de Pierrette Bloch dessine comme un parcours rétrospectif qui met justement en valeur ce rapport au temps, au continu et au discontinu, à l’instant et à la durée, à la ponctuation et à l’étendue. Proche des poètes, l’artiste aime à citer André du Bouchet, avec lequel elle partage de nombreuses affinités : « Rien qui ne se laisse réitérer sans une interruption – et sur l’interruption, l’arrêt d’un instant, ou pour toujours, à nouveau », note celui-ci quelque part au détour d’un poème. En regardant une œuvre de Pierrette Bloch, Olivier Kaeppelin dit quant à lui « éprouver la plénitude du présent », « entrer en un présent si dense, un puits de temps, que les espaces créés déjouent tout cadre, toute géométrie », bref « écouter le temps ».

Faire l’expérience de l’œuvre de Pierrette Bloch est unique. Elle relève d’une appréhension d’un « présent de la durée » dans cette façon de transcender toute considération de chronologie et de remettre en question notre rapport tout à la fois au temps et à l’espace. Hors de tout contexte, n’existant que par ce qui le constitue, son art instruit les termes d’une esthétique franche et autonome qui doit beaucoup à l’idée d’errance. « La promenade, note l’artiste au détour d’un petit texte, est une des circonstances que je préfère… [Elle] n’a comme limite que la fatigue ou l’heure. » Tout est dit. 

Chronologie

1928
Naissance à Paris

1947-1948
Étudie la peinture auprès de André Lhote et Henri Goetz

1951
Premières expositions en solo à Paris et aux États-Unis

1994
Crée sa première œuvre d’une série intitulée Lignes de papier

2002
Expose au Centre Pompidou-MNAM, à Paris

2017
Exposition personnelle à la Galerie Karsten Greve

« Pierrette Bloch. Un certain nombre d’œuvres. 1971-2016 »

Du 14 janvier au 25 mars 2017. Galerie Karsten Greve, 5, rue Debelleyme, Paris-3e. Ouvert du mardi au samedi de 10 h à 19 h. Entrée gratuite. www.galerie-karsten-greve.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Pierrette Bloch, éloge de la promenade

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