Pascal Pinaud, la passion matérielle

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 12 décembre 2016 - 1875 mots

Discrète ces derniers mois, cette figure centrale du Nice artistique revient en force, avec trois expositions, dans la région Paca. L’occasion de redécouvrir l’œuvre ludique de Pascal Pinaud Peintre.

Les yeux clos, il a posé sa main sur l’arbre. Il ne s’y appuie pas, il le caresse tout simplement, comme on le fait d’une surface dont on veut tester la qualité. Il vous invite à faire pareil, insistant sur l’étonnante impression ressentie. Vous vous exécutez et, de fait, vous avez l’impression de passer votre main sur l’écorce d’un tronc d’arbre. En réalité, il n’en est rien. L’arbre en question n’a pas poussé dans son atelier, c’est une de ses sculptures. Si elle présente toutes les caractéristiques d’un imposant tronc de platane, totalement étêté, celui-ci est recouvert de petites fèves colorées comme on les trouve dans les galettes des Rois à la frangipane. Pascal Pinaud – qui en est l’auteur – se plaît à vous raconter qu’il avait « un jour rêvé d’une sculpture qui aurait été sucée par des milliers de gens ». Rêve réalisé ! Pour ce faire, il a rassemblé sur cinq ans quelque 20 841 fèves qu’une trentaine de personnes lui ont données. Pinaud est comme ça : une idée lui passe par la tête, il s’y tient ; il prend son temps et se donne les moyens de la réaliser. Après avoir fait l’expérience de cet Arbre à fèves, il vous entraîne vers un coin de son atelier où il stocke dans des cartons toute une foule de capsules de champagne – précisant en passant que Christian Bernard, l’ancien directeur du Mamco de Genève, est l’un de ses fournisseurs attitrés. Il plonge alors sa main dans l’un d’eux, en sort quelques spécimens et en vante la beauté plastique. « À terme, dans deux ou trois ans, quand j’en aurais suffisamment, je vais en faire une colonne Morris. »

Le monde enchanté
Il faut alors voir le sourire qu’il esquisse. De taille moyenne, les cheveux noirs en arrière, front dégarni, veste simili cuir sur le dos, la voix qui chante, Pascal Pinaud, toulousain d’origine, niçois d’adoption, la cinquantaine bien entamée, tout à la fois peintre, sculpteur et dessinateur, affiche une heureuse bonhomie. On le serait à moins. Après une certaine traversée du désert – pas une seule exposition personnelle depuis quatre ans –, l’artiste est proprement débordé. Olivier Kaeppelin, le directeur de la Fondation Maeght, à Saint-Paul, l’a invité à investir toutes les salles d’exposition. « Je n’avais jamais pensé que cela m’arriverait. D’ailleurs pourquoi moi ? Il y a tant d’artistes qui le mériteraient. J’avais déjà accroché une laque automobile dans l’exposition “Le noir est une couleur”, jadis organisée par Dominique Païni. Me retrouver exposé à côté de Rauschenberg, c’était déjà incroyable… Alors, là, je suis impressionné. Quelle opportunité ! » Dans le même temps, Fabienne Fulchéri, la directrice de l’Espace de l’art concret, à Mouans-Sartoux, lui a ouvert aussi les portes du château et il en investit les espaces pour les transformer en une succession d’espaces domestiques fictifs. Enfin, l’été prochain, Pascal Neveux lui offre les cimaises des deux superbes plateaux du Frac Paca qu’il dirige à Marseille. Pour quelqu’un qui aime à prendre son temps et attendre son heure, le voilà servi !

En fait, hormis ces dernières années, Pascal Pinaud n’a pas vraiment manqué de visibilité depuis vingt-six ans qu’il est sur le terrain, et son CV compte une liste plutôt avantageuse d’expositions. Ses œuvres figurent dans de nombreuses collections publiques et un certain nombre de particuliers sont gourmands de son travail. D’ailleurs quand on y goûte, on se laisse volontiers entraîner tant son art est polymorphe et se donne à voir sous les formes les plus diverses. « Pascal Pinaud travaille sur le lexique plastique de notre société dont il prélève des composants pour les transformer en une œuvre dont le cœur est une forme abstraite qui donne profondément son sens à ses dessins ou ses peintures », explique Olivier Kaeppelin. Observant qu’il se sert d’objets triviaux et qu’il met en jeu des protocoles de travail « en s’appuyant sur une perception aiguë du réel et sur son amour du jeu et du rythme », le directeur de la Fondation Maeght conclut en relevant qu’« il enchante le monde plutôt que de le désamorcer ».

Il suffit de découvrir son atelier pour en prendre très vite la mesure. Installé dans le quartier ouest de Nice, celui-ci offre à voir une belle combinaison d’espaces qu’il a rachetés avec sa femme, Florence Forterre, à une radio évangéliste. Pas moins de 400 m2 qu’ils se partagent pour moitié. Tour à tour à l’origine de La Station, puis du Dojo, deux lieux d’art cultes de la scène niçoise, elle en a créé une nouvelle, le Narcissio, entité de recherche et d’expérimentation abritant la maison d’édition DEL’ART qu’elle dirige et où elle organise des expositions et autres événements. Pascal y dispose quant à lui d’une vaste salle lumineuse où il peut tout à loisir travailler sur plusieurs projets en même temps – peintures et sculptures confondues – ainsi que d’espaces qu’il a lui-même aménagés pour servir de stockage.

Le refus de tout affect
Dans l’un d’eux se trouve toute une série de caisses en bois, faites aussi maison, qui comprennent notamment sa production de dessins. Pascal Pinaud adore dessiner. Il y consacre un temps qui ne connaît aucune règle. Une année, il peut n’en faire que quatre ou cinq ; une autre, une cinquantaine. Ce qui singularise chez lui cet exercice, ce sont les matériaux et les protocoles de travail mis en jeu : acrylique, vernis, mine de crayon, gel médium, paillette, poussière de peinture, papiers de toutes sortes, lingettes de couleur récupérées après une machine à laver, résidus d’autocollants traités au trichloréthylène, cartes postales découpées, etc., etc. Un inventaire à rendre jaloux Jacques Prévert ! Où la démarche de l’artiste au regard de ses dessins est singulière, c’est dans la façon dont il prend soin de les présenter : toujours en nombre, soit accrochés sur les grilles métalliques d’un grand silo qu’il a lui-même dessiné et fait construire, soit à touche-touche sous la forme d’un immense mur, dans un rapport de totale frontalité. Quelque chose de ludique est à l’œuvre dans ce travail, qui constitue l’une des données primordiales de l’esthétique « pinaudienne ».

Au travail, l’artiste ne s’ennuie jamais et il invente sans cesse. À preuve, son œuvre décline une multitude de séries toutes différentes les unes des autres avec pour point commun une certaine distanciation et le refus absolu de tout affect, de laisser filer la moindre once de subjectivité. La seule du moins qui l’intéresse est celle des matériaux, pour autant qu’on puisse en parler s’agissant de laques automobiles sur tôle, de tirages numériques, de tissus d’ameublement, de marqueteries, de crayons de couleur broyés, quand ce ne sont pas ces grosses bobines de fil coloré qui composent de magnifiques moulins à Prières. L’art de PPP – sigle concentré pour « Pascal Pinaud Peintre » – est requis par un amour effréné des matériaux doublé d’une réflexion sur leur potentialité à instruire des images jouant tant du maîtrisé que de l’imprévisible, du délibéré que de l’accidentel, de l’incongru que du convenu.

Dans la filiation combinée de Duchamp, du Nouveau Réalisme et de Supports/Surfaces, Pascal Pinaud revendique un art qui ne fait pas intervenir la main, au sens où cela créerait une « patte », un style de facture personnelle. Il privilégie les outils – « intermédiaires entre moi et la main », dit-il –, tout en donnant physiquement de sa personne. Il travaille souvent à genoux, ses tableaux posés au sol, tournant autour, concassant la mine colorée, l’étalant à grand renfort de spatules, la recouvrant d’un enduit, étalant derechef le médium, le recouvrant une nouvelle fois et ainsi de suite, de sorte à composer comme une géologie matérielle qu’il ponce, qu’il creuse, qu’il vernit, etc. Ici, il compose un ensemble digne des avant-gardes russes en assemblant peinture sur verre, caoutchouc et acier zingué ; là, il photographie tout un ensemble de stères de bois retenus par un fil de serrage bleu dont il fait des tirages numériques, contrecollés sur une base métallique aux allures de palette destinée à en faciliter le transport, prenant soin de les présenter en série pour que, d’une pièce à l’autre, le fil dessine comme un paysage.

Artiste et commissaire d’expositions
Professeur à l’école d’art de Nice, la Villa Arson, dont il est sorti diplômé en 1990 et où il a suivi l’enseignement de Noël Dolla qu’il tient en grande estime, PPP veut ensemencer « la peinture pour la renourrir. » Boulimique, il dit envisager « l’art en menant de front différentes séries » – elles ne manquent pas en effet : Tôles, Écrans, Tel Quel, Diptyques, Patères, Feux, Test’Art, Semences… pour n’en citer que quelques-unes. Cela l’empêche, affirme-t-il, « de tergiverser, de tourner en rond, et, dans un premier temps, de poser trop de questions ». Empirique, Pinaud ? Il le revendique mais « dans un second temps, précise-t-il, cette logique conduit à éviter le perfectionnisme artisanal et industriel. » Bref, Pinaud est un artiste qui est en plein dans la vie et qui nous donne à voir tout un monde d’œuvres dans lesquelles il nous invite à faire vagabonder notre imaginaire. Comme le soulignent les intitulés des expositions de la Fondation Maeght : « Sempervivum » (des fois qu’on l’aurait oublié…) et de l’Espace de l’art concret : « C’est à vous de voir… » (invitation duelle au regard et au jugement).

Non seulement la démarche de PPP relève de la volonté d’acter le fait du pictural au regard de situations inédites, sinon inattendues, voire improbables, mais l’artiste prend plaisir à mettre en jeu le travail de certains de ses confrères qu’il affectionne. Il le fait soit au sein même de ses propres prestations – comme à Mouans-Sartoux où il invite Ramette, Mercier, Lesueur, Dolla et quelques autres –, soit il endosse le costume de commissaire d’exposition, avide de faire la part belle à l’abstraction. Il n’est pas peu fier de montrer dans son CV la liste de celles qu’il a organisées – et elles sont assez nombreuses. Le titre de « Colocataires » qu’il a donné il y a une dizaine d’années à deux d’entre elles – à Castres en 2003, à Nancy en 2004 – en dit long de la nécessité chez lui de partager et de son désir d’échanger. Pascal Pinaud est quelqu’un de volubile, toujours à l’affût de discussions et de débats et à faire tourner dans sa tête mille et une questions relatives à la chose artistique. À l’atelier, côté Narcissio, il a d’ailleurs aménagé avec sa femme un coin de parfaite convivialité, y installant une partie de sa bibliothèque pour que ceux qui le souhaitent puissent se poser et prendre le temps de consulter ou de lire tel ou tel ouvrage, à leur guise. Il fait bon vivre à Nice, rue Parmentier !

Chronologie

1964
Naissance à Toulouse (31)

1990
Obtention du DNSEP (Diplôme national supérieur d’expression plastique) à la Villa Arson

1993
Première exposition personnelle à Paris dans la Galerie Nathalie Obadia

2012
Expose L’Arbre à fèves à la Galerie Obadia

2016
La Fondation Maeght s’associe avec l’Espace de l’art concret et présente deux expositions simultanées de Pascal Pinaud

« Pascal Pinaud. C’est à vous de voir »
Jusqu’au 5 mars 2017. Espace de l’art concret, Château de Mouans, Mouans-Sartoux (06). Ouvert du mercredi au dimanche, de 13 h à 18 h. Tarifs : 3,50 et 7 €. www.espacedelartconcret.fr

« Pascal Pinaud. Sempervivum »
Jusqu’au 5 mars 2017. Fondation Maeght, 623, chemin des Gardettes, Saint-Paul de Vence (06). Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Tarifs : 10 et 15 €. www.fondation-maeght.com

« Pascal Pinaud »
Du 7 juillet au 29 octobre 2017. Frac PACA, 20 boulevard de Dunkerque, Marseille(13). Ouvert du mardi au samedi de 12 h à 19 h, le dimanche de 14 h à 18 h, fermé le lundi. Tarifs : 2,50 et 5 €, gratuit le dimanche. fracpaca.org 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°697 du 1 janvier 2017, avec le titre suivant : Pascal Pinaud, la passion matérielle

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