Grant Wood a peint American Gothic

L'ŒIL

Le 1 décembre 2016 - 605 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

Je me demande bien ce que les gens vont penser en regardant le tableau peint par mon frère. Je trouve assez embarrassant de me trouver à côté de ce type qui a deux fois mon âge comme si c’était mon mari, alors qu’il pourrait largement être mon père. Tout ça, c’est le fruit de l’imagination de Grant ! Il a eu une sorte de coup de foudre bizarre pour une maison, un petit cottage dans le genre gothique, qu’il avait aperçu par la fenêtre de sa voiture, un jour où il voyageait dans notre Iowa natal. Mon frère adore les voyages en voiture, il trouve qu’on regarde le monde différemment quand on le voit à toute vitesse.

Il m’a dit « Nan, tu vas m’aider, je veux peindre cette maison avec les gens que j’imagine devoir vivre dans un tel endroit. » C’est comme ça que je me suis retrouvée à poser habillée comme une femme de milieu populaire du siècle dernier, avec ce tablier brodé à l’ancienne et le camée qui vient de notre grand-mère. En dessous, j’avais mis ma robe la plus vieillotte et sobre, la noire avec un col blanc. Quant au type qui a servi de modèle pour l’homme à la salopette et au trident, c’est Byron McKeeby, le dentiste de mon frère à Cedar Rapids. Comme il trouvait que cette maison, avec sa fenêtre qu’on aurait dit venue d’une église, avait quelque chose d’austère, c’est sûr que son dentiste, avec sa tête de pasteur puritain, faisait parfaitement l’affaire. L’autre jour, le tableau a été reproduit dans la gazette de Cedar Rapids et, à en croire les réactions de nos voisins, les ennuis ne vont pas tarder à arriver. Une voisine m’a dit qu’on se moquait des habitants de l’Iowa avec nos airs pincés, grimaçants, et cette pauvre Mary, la paysanne qui travaille à côté de chez moi, m’a déclaré que si elle voyait Grant, elle lui arracherait l’oreille avec les dents !

Mon pauvre frère va avoir du mal à se défendre, lui qui n’avait aucune intention ironique et qui voulait, au contraire, livrer une sorte de portrait des Américains, dont l’esprit pionnier et le courage devaient s’exprimer dans le sérieux de l’attitude qu’il me demanda de conserver tout au long de la séance de pose. Si les gens savaient comment il travaille, ils comprendraient qu’il n’y a là aucune satire, mais la rêverie d’un homme qui est tombé amoureux d’une maison. Parce que c’est d’elle que tout est parti, c’est elle qu’il a peinte telle qu’elle était. Nous, nous n’étions que la conséquence de cette rencontre-là. Jamais il ne nous a fait poser ensemble, ni même devant la maison, comme si nous ne devions pas entrer dans son rêve, mais seulement poser pour lui. Si l’on regarde bien le tableau, on s’aperçoit que tout part de cette fenêtre, qui est en vérité son motif principal, à partir duquel Grant a tout imaginé. Cette fourche que tient fermement Byron, cet attribut du dur labeur qui complète sa panoplie de paysan endimanché, a pratiquement la même forme que le châssis de la fenêtre, et on retrouve cette même forme dans les coutures de la salopette, sans parler des rayures de sa chemise qui rappellent les trois dents du trident. Alors, un tel travail, si savant et poétique en même temps, c’est quand même autre chose que de la caricature grossière ! N’empêche, je n’ai pas envie qu’on me prenne pour la femme acariâtre d’un vieux prédicateur fanatique.

« La peinture américaine des années 1930. The Age of Anxiety »

Jusqu’au 30 janvier 2017. Musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, Paris-1er. Ouvert tous les jours, sauf le mardi et le 25 décembre, de 9 h à 18 h. Tarifs : 6,5 et 9 €. Commissaires : Judith A. Barter et Laurence des Cars. www.musee-orangerie.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : Grant Wood a peint American Gothic

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