Art moderne

Les derniers Kandinsky

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 21 novembre 2016 - 1040 mots

À Grenoble, une exposition se concentre sur la dernière période du peintre russe exilé à Paris. Une période plus libre mais pourtant peu appréciée à laquelle l’accrochage rend aujourd’hui justice.

Autrefois, je pensais qu’il était possible de réussir sans passer par Paris, c’était une grossière erreur. Sans le “label parisien”, il est véritablement impossible d’avoir une renommée “internationale”. » L’auteur de ces lignes envoyées en 1935 à son « cher Albers » semble prendre conscience de la place de Paris dans le rayonnement d’un artiste. Pourtant, en janvier 1935, Vassily Kandinsky a fêté ses 68 ans ; son nom est déjà accroché haut dans le ciel de l’art abstrait, et sa « renommée » est internationale. La notoriété du peintre est peut-être même plus grande à l’étranger qu’en France, où ses écrits ne seront traduits qu’après la guerre… Alors, prise de conscience d’un artiste vieillissant ou excuse maquillée d’un peintre qui ne souhaite, en réalité, pas rejoindre les États-Unis où se sont exilés en 1933 Josef Albers, Gropius et Van der Rohe, et qui l’invitent à les rejoindre ? Après la fermeture du Bauhaus, en décembre 1933, Kandinsky s’est en effet installé à Neuilly, près de Paris, pour fuir le nazisme, pensant qu’il retournerait bientôt en Allemagne… « J’ai quitté l’Allemagne le cœur gros, car j’y vivais depuis 1897 et j’y avais implanté de solides racines », écrit le peintre russe à une collectionneuse. Il n’y reviendra malheureusement jamais et finira ses jours à Neuilly, en 1944.

Testament artistique

L’exil durera donc onze ans, de 1933 à 1944 ; onze années d’une production nouvelle et peu connue, sinon dépréciée, de la création de Kandinsky. Car l’histoire préfère les trois premières périodes du peintre – Munich (1901-1914), Moscou (1916-1921) et le Bauhaus (1922-1933) – à la dernière parisienne, dite aussi période « froide ». Le Musée de Grenoble fait donc le pari de réhabiliter aujourd’hui ces dernières années parisiennes, celles de la « grande synthèse » – l’expression est de Will Grohmann, le biographe de Kandinsky –, qui n’ont plus été présentées en France depuis 1972 – mais dont le Centre Pompidou, partenaire de l’exposition grenobloise, avait tout de même présenté une vingtaine de toiles dans sa rétrospective en 2009.

Un tableau est à l’origine de cette exposition : Complexité simple de 1939, déposé à Grenoble en 1988 par le Musée national d’art moderne. « C’est une œuvre qui me pose des questions chaque fois que je passe devant elle », admet Guy Tosatto, directeur du Musée de Grenoble et commissaire, avec Sophie Bernard, de l’exposition. « Avec son titre délicieusement paradoxal et sa composition dense et touffue, Complexité simple est un bel exemple de ce dernier défi que s’est fixé Kandinsky », poursuit le conservateur. Quel défi ? Faire la synthèse de ses expériences passées sur la couleur, le motif, les titres, etc. Car tout le vocabulaire développé par le peintre depuis trente ans se retrouve sur les toiles de cette ultime période : les lignes droites et courbes, les tableaux dans le tableau, les formes simples flottant dans l’espace, les analogies musicales, etc., tout en donnant naissance à des compositions biomorphiques nouvelles chez l’artiste.

Air de Paris

Construite chronologiquement, l’exposition déroule cette production de la dernière toile peinte au Bauhaus (Développement en brun, 1933) aux peintures inachevées de 1944 – dont une émouvante mine graphite encore scotchée sur son panneau de bois attend encore ses couleurs. Entre ces deux pôles, le musée rassemble près de soixante-dix œuvres d’une étonnante force. Certes, chaque tableau se dévoile plus timidement que les œuvres peintes avant 1934 : il faut s’approcher pour voir la minutie des détails, admirer la science des couleurs du peintre, et se laisser emporter par les aplats aux infinies nuances de ces derniers Kandinsky. Aplats que les commissaires de l’exposition rapprochent d’ailleurs, après Christian Zervos, du ciel parisien : « L’atmosphère, la lumière, la légèreté du ciel d’Île-de-France transforment totalement l’expression de son œuvre », écrivait déjà en 1934 le fondateur des Cahiers d’Art. Ce que reconnaissait volontiers Kandinsky lorsqu’il écrivait : « Je sens que “l’air de Paris” est très bon pour moi. En quoi consiste cet “air”, c’est un mystère. » Un mystère que l’on peut aujourd’hui percer à Grenoble.

Zoom sur quelques oeuvres...

Développement en brun, 1933, 101 x 102,5 cm. Centre de la Vieille Charité, Marseille. Dépôt du MNAM/CCI.
Cette huile sur toile, la dernière peinte par l’artiste au Bauhaus, apparaît rétrospectivement comme un adieu à l’Allemagne et l’annonce de la menace « brune » montante, le nazisme.

Bleu de ciel, 1940, huile sur toile, 100 x 73 cm. Musée national d’art moderne/CCI.
Ce tableau est l’un des chefs-d’œuvre de la période parisienne de Kandinsky. Si l’artiste, âgé, semble alors être dans le déni de la guerre, il compose un ballet de créatures formelles sans équivalent, qui montre qu’il a assimilé à Paris l’esthétique surréaliste, tout en annonçant les recherches futures d’une Niki de Saint Phalle.

Composition IX, 1936, huile sur toile, 113,5 x 195 cm. Musée national d’art moderne/CCI.
Cette œuvre est acquise directement auprès de Kandinsky par l’État français en 1939. Pour son titre, le peintre s’inspire de nouveau du vocabulaire musicologique, faisant ainsi référence à ses premières aquarelles abstraites réalisées avant 1914. Fond géométrique et formes bariolées s’y répondent.

Complexité simple (Ambiguité), 1939, huile sur toile, 100 x 81 cm. Musée de Grenoble. Dépôt du Musée national d’art moderne/ CCI.
Kandinsky conjugue ses différents styles pour aboutir à une forme inédite dans sa création, où tout le répertoire formel de l’artiste se retrouve : lignes droites et courbes, formes géométriques, éléments biomorphiques – dont certains semblent préfigurer les papiers découpés de Matisse. La touche mouchetée, vibrante, presque pointilliste, exceptionnelle dans la création du peintre, montre que celui-ci n’a pas abandonné son esprit de recherche.

Accord réciproque, 1942, huile et ripolin sur toile, 114 x 146 cm. Musée national d’art moderne/CCI.
Cette composition est l’avant-dernière toile de Kandinsky et sa dernière grande composition. Elle sera installée par Nina Kandinsky derrière la dépouille de son défunt mari, dont le cercueil est présenté ouvert dans l’atelier du peintre, selon l’usage russe. Nina Kandinsky qui transformera plus tard le « W » de Wassily en « Vassily » afin de franciser le nom du peintre russe.

« Kandinsky – Les années parisiennes (1933-1944) »

Jusqu’au 29 janvier 2017. Musée de Grenoble, 5, place Lavalette, Grenoble (38). Ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 h à 18 h 30. Tarif : 5 et 8 €. Commissaires : Guy Tosatto et Sophie Bernard. www.museedegrenoble.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : Les derniers Kandinsky

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