Art contemporain

L’Iran vivier de talents artistiques

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 21 novembre 2016 - 1969 mots

L’ouverture du pays est l’occasion de découvrir un patrimoine historique très riche mais aussi une scène artistique dynamique. Pour autant, tout est encore fragile et le paysage culturel ne pourra évoluer que progressivement.

La collection d’art contemporain de l’ex-shah d’Iran va être exposée pour la première fois hors du pays : après de longues négociations, cet ensemble exceptionnel d’œuvres rassemblées au cours de son règne quitte la terre perse et le Musée d’art contemporain de Téhéran (TMoCA) pour un musée berlinois qui l’expose durant trois mois, de décembre 2016 à février 2017. Un signe de l’ouverture culturelle souhaitée par ce pays longtemps isolé. Le TMoCA, ce musée en béton inauguré en 1977 qui se voulait un exemple de l’architecture iranienne contemporaine, a aussi l’intention de numériser sa collection permanente, aujourd’hui inaccessible au public – à la fois par manque de place pour des questions de sécurité et politiques – afin d’en assurer le rayonnement via Internet. Fermé entre 1979 et 1999, à la suite de la révolution islamique, le musée se contente pour le moment de proposer des expositions temporaires. L’une des plus précieuses collections d’art moderne constituée en dehors de l’Europe de l’Ouest et de l’Amérique du Nord reste donc entreposée dans des sous-sols : pas question notamment d’exhiber aux visiteurs des toiles représentant des femmes nues ou évoquant l’homosexualité.

Des artistes célèbres dans le monde entier

Voulu par l’impératrice Farah Pahlavi en 1969, cet ensemble de trois mille pièces est évalué à 3 milliards de dollars. « Dans les années 1970, la famille impériale s’était servie du soft power que représente l’art pour diffuser au niveau international une vision moderniste de l’Iran face au monde arabe encore très traditionnel. La constitution d’une collection d’art contemporain autour de figures surtout américaines, comme Pollock, Warhol, Twombly, donnait une image émancipée. Et il faut souligner que le pouvoir religieux antiaméricain, en place depuis 1979, n’a pas vendu la collection, bien conscient qu’elle représente un trésor culturel et financier de premier plan », souligne Nathalie Obadia dans le panorama géopolitique de l’art qu’elle dresse dans la Revue des deux mondes de juillet-août 2016.

De fait, avec la levée des sanctions pesant sur l’Iran, un élan nouveau semble s’emparer des acteurs culturels. Certaines galeries d’art contemporain font preuve d’un grand dynamisme comme celle d’Amir Hossein Etemad, la très branchée Dastan Art Gallery ou encore l’Assar Art Gallery, présente sur les foires internationales. Si Parviz Tanavoli et Monir Shahroudy Farmanfarmaian sont les artistes iraniens les plus connus dans le monde, d’autres créateurs en milieu de carrière sont très intéressants à suivre comme Ahmad Morshedloo, Shadi Ghadirian, Samira Alikhanzadeh et Mohammad Hossein Emad. Et la relève est déjà assurée par la jeune génération avec Nazgol Ansarinia, Sahand Hesamiyan ou Gohar Dashti. D’ailleurs, les galeries occidentales les observent de près, à l’instar de Nathalie Obadia qui présentera en mars la première exposition personnelle en Europe de Shahpour Pouyan, artiste qui vit entre Téhéran et New York. Alors bien sûr, les allées et venues de ces créateurs ne sont pas toujours simples : en juillet dernier, Parviz Tanavoli, malgré sa notoriété, s’est ainsi vu empêché de quitter l’Iran pour aller donner une conférence au Bristish Museum.

Un marché de l’art en plein développement

Le marché de l’art aux enchères se développe également. Les ventes organisées par Tehran Auction ont été multipliées par six en quatre ans, pour atteindre 7,2 millions de dollars en 2015. En juin dernier, la maison a passé sous le marteau aussi bien des Modigliani, Magritte, Pollock que des miniatures persanes ou des artistes contemporains iraniens. Tanavoli, l’un des pionniers de l’école Saqqakhaneh, mouvement néo-traditionaliste, est devenu l’artiste le plus cher du Moyen-Orient en vente aux enchères. Sa sculpture The Wall (Oh, Persepolis) a été adjugée 2,8 millions de dollars à New York par Christie’s en 2008. Artiste, collectionneur, historien, Tanavoli a d’ailleurs publié de nombreux livres vantant les tapis persans, les amulettes, les objets tribaux… en bref l’artisanat d’art et le patrimoine culturel iranien.

Car, de tout temps, l’Iran a été un vivier artistique. Les écoles d’art ont toujours été de bon niveau et la création ne s’est jamais arrêtée malgré la censure du régime islamique. Certains artistes puisent dans une histoire très riche, tels Charles Hossein Zenderoudi, inspiré par la calligraphie ou Monir Shahroudy Farmanfarmaian connue pour réinterpréter les traditions iraniennes. Avec la levée de l’embargo sur le nucléaire et la visite en 2015 de Laurent Fabius à Téhéran, ce ne sont pas seulement les chefs d’entreprise français qui ont emboîté le pas à l’ex-ministre des Affaires étrangères. Le président du Louvre a lui aussi fait le déplacement dans la foulée et une exposition consacrée à l’art iranien est envisagée à Paris en 2017.

Le Quai d’Orsay réfléchit de son côté à organiser une année croisée France-Iran. « C’est un pays très complexe, au cœur d’une région elle-même compliquée, mais très différent tant sur le plan culturel que religieux, puisque chiite au milieu de contrées sunnites comme l’Arabie saoudite. Un vieil antagonisme l’oppose aux pays arabes qui l’entourent. L’Iran, qui compte 80 millions d’habitants, comme la Turquie, n’est pas figé, monolithique, bien que dans sa bulle autocentrée depuis trente-sept ans. La sphère politique est fermée mais la société civile, elle, vit sa vie », souligne un observateur local. « Il y a l’apparence et la réalité : 20 % de la population de Téhéran vit en dehors des règles officielles », souligne Loïk Le Floch-Prigent, ancien président d’Elf et fin connaisseur de la région. « Nous aussi buvons très souvent du vin rouge », confirme au détour d’une conversation un artisan d’Ispahan pour vanter la résistance de ses nappes sur lesquelles il applique des motifs décoratifs séculaires à l’aide de larges tampons encrés, une technique ancestrale.

Un potentiel touristique majeur

Si nos industries automobiles, aéronautiques ou ferroviaires sont admirées ici, nos équipements touristiques ne le sont pas moins. Le groupe hôtelier Accor s’y est déjà implanté et les voyagistes commencent à programmer les splendeurs persanes, à l’instar de Nationaltours. Au menu de ses circuits de découverte : Téhéran, la métropole vibrante de 16 millions d’habitants ; Kashan, célèbre pendant des siècles pour la qualité de ses faïences, tapis et soieries ; Yazd et sa mosquée de Jâme du XIVe siècle ; Pasargades classée au patrimoine mondial par l’Unesco, première capitale dynastique de l’empire achéménide ; Chiraz, sa Mosquée rose, son caravansérail de Saray-E-Mochir ; Persépolis, site archéologique le plus impressionnant du pays ; Ispahan, la « Florence de l’Orient »… « Le pays, par sa richesse culturelle exceptionnelle, est promis à un bel avenir touristique si l’on réussit à le dédiaboliser », remarque Thierry Houalard, directeur général de Nationaltours. « On observe un engouement réel et soudain de la part de visiteurs qui se sentent précurseurs dans la découverte d’un pays chargé d’histoire », renchérit Catherine Ando-Caille, de Travel Team. Au point que des compagnies comme Ukraine Airlines ouvrent à leur tour des liaisons depuis Paris.

Certes, les professionnels ne misent pas sur un tourisme de masse, plutôt sur une clientèle cultivée et exigeante. « Nous espérons quelques centaines de visiteurs par an, pas plus, car le pays n’est pas encore prêt à davantage et manque d’infrastructures », souligne Michel Salaün, le patron du groupe éponyme. L’Iran ayant une relation historique de plusieurs siècles avec la France, les visiteurs français sont particulièrement bien accueillis par des Iraniens avides de rencontres et d’échanges. « Les autorités veulent du tourisme très haut de gamme et la société iranienne a envie d’ouverture car elle est fière de ses joyaux, tels les palais des empereurs kadjars, alors que le dernier shah s’était malheureusement montré excessif dans sa volonté de vivre à l’occidentale, entraînant un repli identitaire religieux. Certaines villes évolueront moins vite que d’autres et il faut éviter tout raidissement pouvant provoquer une régression. Mais l’Iran devrait se rapprocher de la démocratie –  le président actuel l’a bien compris – et les pasdaran, gardiens de la révolution islamique, ont perdu un peu de pouvoir », poursuit Loïk Le Floch-Prigent. « 1979 ici, c’est aussi important que 1789 chez nous. Et il nous a fallu attendre la IIIe République pour que la France se stabilise. D’ailleurs, en 2009, il y a eu un retour en arrière, avec la révolution verte durement réprimée », nuance un autre observateur.

Une ouverture progressive

Les femmes, artistes, universitaires, chercheuses, médecins, avocates, ingénieurs, dirigeantes de start-up, ont certainement un rôle clé à jouer dans ce pays très bien éduqué où 60 % des diplômés de l’enseignement supérieur sont des femmes. Leur voile, souvent très coloré, semble tomber de plus en plus négligemment sur leur chignon, laissant apparaître des mèches rebelles, symboles d’émancipation. « Je voyage énormément pour découvrir de nouveaux artistes et c’est la première fois qu’un pays me surprend autant. La société y est très lettrée, les commerçants riches collectionnent les tableaux contemporains figuratifs. Il existe à la fois une scène locale, de tendance traditionnelle, qui se vend très bien, et une scène plus contemporaine en développement. On peut faire un parallèle avec la Chine : ça s’ouvre, ça se ferme ; une situation imprévisible mais un grand pragmatisme dans les affaires. Et une diaspora dont l’importance témoigne de la puissance de l’Iran », note pour sa part Nathalie Obadia. « Dans l’art comme dans le cinéma, deux offres coexistent ici. L’une est très ancrée ici, l’autre est exportée et correspond aux clichés qu’on attend en Europe », commente un expatrié français.

Si la capitale bouge le plus vite, elle n’est pas la seule, comme en témoigne la volonté de l’artiste belge Wim Delvoye d’ouvrir un musée d’art contemporain de 900 m2 à 250 km de Téhéran, à Kashan, la première des grandes oasis situées le long de la route de Qom à Kerman, dans ce désert du centre de l’Iran. La ville abrite plusieurs maisons de marchands édifiées aux XVIIIe et XIXe siècles. Wim Delvoye en a acquis cinq qu’il a commencé à réhabiliter, pour y présenter des artistes iraniens et internationaux. La restauration de la première maison, transformée en galerie, s’achève à la fin de cette année. Son projet a été facilité par les commissaires de l’exposition personnelle qu’a eue le créateur belge au TMoCA de Téhéran au printemps dernier.

Le patrimoine,  source d’inspiration

Le patrimoine séculaire iranien est une source intarissable d’inspiration pour les créateurs. Il en est ainsi du somptueux palais du Golestan à Téhéran, chef-d’œuvre de l’ère kadjare, combinant les arts et l’artisanat persans traditionnels avec des éléments de l’architecture et de la technologie européenne du XVIIIe siècle ; de la mosquée Nasir-ol-Molk à Chiraz, véritable kaléidoscope géant et changeant, quand les rayons du soleil traversent les vitraux colorés pour éclairer et sublimer les tapis persans ou encore de la place Naghsh-e Jahân à Ispahan, l’une des plus grandes au monde après Tienanmen à Pékin, bordée de monuments d’exception de l’époque safavide. La métropole du sud offre un concentré d’artisans talentueux. « Le tapis est un objet d’art pour nous. Dans notre famille, nous en fabriquons depuis 1885 et chaque région du pays a ses motifs propres », explique l’un d’eux. Son voisin, miniaturiste, formé aux Beaux-Arts, enseigne à son tour la précision du geste à une quinzaine d’élèves, avec son pinceau en poils de chat persan.

Et que dire de l’éblouissement devant Persépolis fondée par Darius Ier en 518 avant Jésus-Christ : sur 103 000 m2, sept palais ont été édifiés, dont celui aux cent colonnes, sur une période de cent vingt ans. Même le shah, pétri de culture occidentale, choisit ce site en octobre 1971 pour célébrer les 2 500 ans de la royauté. Il y donna une fête à 300 millions de dollars pour être à la hauteur de la beauté du lieu. Pour autant, les Iraniens n’ont pas vraiment apprécié l’hommage, comme le souligne Ali, guide touristique et… petit-fils d’un ayatollah.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°696 du 1 décembre 2016, avec le titre suivant : L’Iran vivier de talents artistiques

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