Le Jour où... Manet a présenté son Déjeuner sur l’herbe

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 19 octobre 2016 - 588 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner
à voir et à imaginer.

Depuis que je tiens ce journal intime dans l’espoir qu’il éclaire un jour mes descendants sur les faits et gestes d’un ancêtre dont, peut-être, ils auront préservé la mémoire et le nom, j’ai eu à maintes reprises l’occasion de revenir sur les bontés que veut bien m’accorder l’impératrice Eugénie en me faisant la grâce de me compter parmi les membres de son premier cercle. Hier, néanmoins, j’ai eu comme jamais l’opportunité de me tenir auprès d’elle et de prendre la mesure de la noblesse morale de cette grande dame. Elle m’avait demandé, en effet, de faire partie du petit groupe qui l’accompagnerait au Salon des refusés. On sait ce que l’existence même de cette exposition doit à la magnanimité de l’empereur Napoléon III qui, dans sa grande libéralité, a souhaité que les œuvres d’art refusées cette année en très grand nombre par le jury du Salon soient exposées dans des salles vides du Palais de l’industrie, à quelques mètres de l’exposition officielle.

Dieu sait que notre présence fut utile à Sa Majesté dans l’épreuve morale qui l’attendait. Car, dès l’entrée, nous étions attendus comme au coin d’un bois par les tableaux les plus aberrants qui, accrochés aux places d’honneur pour mieux en souligner le ridicule, n’en offusquaient que davantage la vue. Il y avait d’abord cette Jeune Fille en blanc du dénommé Whistler, un Américain qui, sous prétexte de démontrer sa science dans les variations autour du blanc, inflige le spectacle navrant et inconvenant d’une jeune mariée, la chevelure dénouée, rêvant sans doute à ce que sa nuit de noces venait de lui révéler de la vie. Le pire, pour notre pauvre souveraine, fut certainement de subir le rire gras de la foule, cet amas de bouches fendues par un sourire dont la vulgarité s’accordait si bien à ce tableau qui est une véritable injure au grand art. Mais le pire était à venir. L’impératrice, intriguée par la clameur qui semblait surgir d’un attroupement, dirigea ses pas vers ces gens. On se tut, dès que l’on aperçut Son Altesse, et bientôt l’on s’écarta pour laisser notre petit groupe accéder à l’objet de toute cette attention. J’éprouve encore à l’instant de l’écrire le choc que nous ressentîmes devant le Bain de Monsieur Manet. Existe-t-il des mots pour décrire l’indescriptible : la réunion, sous prétexte d’on ne sait quelle baignade en forêt, d’une femme nue et de deux hommes bien habillés, eux ? Bon Dieu, quelle indécence, une femme sans le moindre voile entre deux hommes habillés, quelle peste ! Que Monsieur Manet soit un voyeur, on ne peut que le déplorer, mais qu’il veuille faire de nous ses complices, cela on ne peut le tolérer au risque de mettre en danger l’ordre social dont notre empereur et son épouse sont les garants. Il faut voir ce regard goguenard que semble nous adresser le modèle dénudé pour comprendre l’obscénité du projet de cet homme qui se prétend artiste. Une jeune fille de l’entourage de Sa Majesté, légitimement touchée dans sa pudeur virginale, faillit se trouver mal. Quant à l’impératrice, elle dut à la noblesse de son sang espagnol de surmonter son trouble sous la forme d’une froide colère. Je crus un instant qu’elle allait donner à cette croupe bien trop nue un coup de la cravache que cette écuyère aime à garder à la main. C’eût été la plus cinglante, et la plus juste des critiques.

Spectaculaire Second Empire, 1852-1870

jusqu’au 15 janvier 2017. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 9 h 30 à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 9 et 12 €.
Commissaires : Guy Cogeval, Yves Badetz, Paul Perrin, Marie-Paule Vial.
 www.musee-orsay.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Le Jour où... Manet a présenté son Déjeuner sur l’herbe

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