Olivier Gabet et Yannick Grannec : L’histoire du Bauhaus est éminemment romanesque

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 18 octobre 2016 - 2051 mots

Tandis que le Musée des arts décoratifs inaugure une exposition sur « L’Esprit du Bauhaus », Le Bal mécanique fait revivre l’école dans un roman (chez Anne Carrière). Interview d’Olivier Gabet, directeur des Arts déco, et de Yannick Grannec, romancière.

L’Œil : Yannick Grannec, votre roman se déroule en partie au Bauhaus, où étudie une jeune femme qui  tombe enceinte. Qu’est-ce qui a déclenché l’écriture de ce livre ?
Yannick Grannec : J’ai été moi-même étudiante en design, à l’ENSCI, dont la pédagogie était fortement inspirée du Bauhaus. J’ai gardé en mémoire et chéri l’histoire du Bauhaus, qui a biberonné tant d’architectes et de designers jusqu’à aujourd’hui. Et j’avais notamment gardé en tête l’image d’un berceau dessiné et construit par les étudiants du Bauhaus pour une étudiante fille-mère. Je me suis donc demandé ce que pouvait être la vie d’une telle jeune fille munie de paradigmes différents sur la liberté et l’émancipation de la femme. Quelles étaient nos différences alors qu’on étudiait exactement la même chose ?

Votre roman est très documenté. Comment avez-vous travaillé ? 

Y. G. Ce travail de documentation me paraît la moindre des choses pour aborder un sujet très spécifique, qui a déjà été énormément travaillé. Je me suis documentée, puis je me suis rendue à Dessau, où j’ai dormi. Évidemment, ce n’est plus le Dessau de 1920, mais on peut y ressentir l’atmosphère de l’année 1926. Ce qui m’a frappée, ce sont par exemple les mécanismes d’ouverture du Bauhaus. Tout est restitué : les crémaillères, etc. J’imagine que les étudiants de l’époque avaient très chaud, car j’ai eu très chaud. Dans un livre, il faut mettre du ressenti, pas seulement du théorique ou du conceptuel.

Hasard du calendrier, le Musée des arts décoratifs vient d’inaugurer une exposition sur « L’Esprit du Bauhaus ». Olivier Gabet, quel est son sujet ?
Olivier Gabet Le sujet de l’exposition est de rappeler et de remettre en contexte l’histoire du Bauhaus, dont on a fait peu de cas. Nous nous sommes intéressés à la question de la transmission, question éminemment contemporaine. Le Bauhaus est certes un mouvement et un style indissociables de professeurs et de personnalités remarquables de l’histoire de la modernité, mais, en même temps, il s’agit d’un lieu qui a formé une centaine d’étudiants dont on sait peu de chose, et qui ont été éclipsés par la renommée de leurs maîtres. Nous avons donc choisi pour titre « L’Esprit du Bauhaus », car l’école va former sur plusieurs années, avec les tribulations historiques liées au contexte intellectuel et artistique européen que l’on sait, des étudiants dont très peu marqueront de leur sceau la création contemporaine.

Sans le contexte politique de l’Allemagne, qui mit fin au Bauhaus tout en lui permettant de diffuser ses idées par la diaspora de ses professeurs, le Bauhaus aurait-il connu la même postérité ?
O. G.
L’histoire du Bauhaus est éminemment romanesque car, au moment où l’on pense qu’il faut saborder l’école pour ne pas aller plus loin dans le contexte politique, naît une forme de dissémination ultra-active du foyer du Bauhaus contraint à une forme d’exil. Le Bauhaus va connaître un rayonnement considérable aux États-Unis, en Europe de l’Est, quelquefois en Asie… On observera même des prolongations plus tragiques dans les camps de concentration – Auschwitz a été en partie pensé par un ancien étudiant du Bauhaus. Tel-Aviv sera également un des foyers remarquables de cette architecture, avec le travail de Munio Weinraub, le père du cinéaste Amos Gitaï. C’est souvent dans ces paradoxes que l’histoire est intéressante. Vous avez la présence de ces maîtres très forts, cette génération d’étudiants dont on sait peu de choses et dont on va montrer des travaux fascinants, et, tout d’un coup, lorsqu’on est censé étouffer ce foyer, sa diffusion par le biais même de ces maîtres et de certains de ces étudiants.

Yannick Grannec, vous ne faites pas revivre le Bauhaus seulement à travers des grands noms de l’art moderne, comme Klee, mais aussi à travers les yeux de Magdalena, jeune étudiante. Magda a-t-elle existé ?

Y. G. C’est tout le travail de l’écrivain : une part de projection pure (qui vient de ma propre expérience d’étudiante), une part d’interaction avec la grande histoire, et le plaisir de l’invention, car il en faut. J’ai fait des choix, à l’intérieur même de l’énorme potentiel de fiction du Bauhaus. Par exemple, je n’ai pas beaucoup développé le personnage de Kandinsky, je me suis davantage intéressée à Klee ; un peu à Gropius, pas du tout à Mies Van der Rohe, et un petit peu à Hannes Meyer, qui est, à mon sens, l’oublié du panthéon [l’architecte suisse a dirigé le Bauhaus après Gropius, ndlr]. Il était moins brillant en marketing que Gropius ou Mies Van der Rohe, et n’a pas su construire sa propre postérité.
Il était intéressant de voir Magda prendre sa carte au parti par amour mais, aussi, pour embêter ses parents. Elle part en URSS avec la Brigade rouge et Hannes Meyer, parce que Staline fait appel aux créateurs et architectes d’avant-garde pour participer au grand plan quinquennal qui doit faire sortir à marche forcée de grandes villes nouvelles en URSS. On parle très peu de cette partie de l’histoire du Bauhaus. C’est une version quasiment honteuse, car c’était au départ une école imprégnée d’idéologie socialiste et, sur la fin, d’idéaux marxistes. Tout cela est un peu passé sous le silence.

Existe-t-il un style Bauhaus ?
 
Y. G. Il n’y a pas de « style Bauhaus » ! Le Bauhaus, c’est une pédagogie, une manière d’approcher l’art.

O. G.  C’est dans cet esprit-là que nous avons conçu l’exposition. Pour beaucoup, le Bauhaus se résume à des tubes métalliques, des couleurs primaires et une architecture hygiéniste. Or, dans l’exposition, nous montrons des pièces de textile et de céramique qui peuvent paraître, à bon droit, hétérogènes par rapport à l’idée que l’on se fait du Bauhaus.

Tous les faits que vous rapportez dans le roman, par exemple les fêtes, sont, eux aussi bien réels… 
Y. G. Oui, je crois que le Bauhaus était même réputé pour un calendrier de fêtes sans fin. On y fêtait les solstices, Noël, la nouvelle année scolaire… Plus les grands bals thématiques, ces fêtes costumées qui avaient lieu en particulier à Dessau et qui rassemblaient énormément de monde de Berlin.

O. G.  Dans ces fêtes, chacun avait son rôle à jouer, tout en étant toujours à contre-pied de ce qu’on pouvait attendre d’eux. Le génie de cette école est de se dire qu’on n’attend pas d’un peintre qu’il enseigne de la peinture. On attend d’un peintre qu’il enseigne une vision du monde, une façon de le regarder, de se l’approprier.

En préparant l’exposition, j’ai rendu visite à Sheila Hicks, qui a été l’élève de Josef Albers. Je lui ai demandé ce qu’était, pour elle, « l’esprit du Bauhaus ». Sa réponse, que je trouve révélatrice, a été : « L’esprit du Bauhaus, c’est : qu’est-ce qu’on fait ce week-end ? » Autrement dit, on fait une fête, une pièce de théâtre, et donc des costumes, une mise en scène… Il faut organiser un dîner, trouver de la musique, imaginer quelque chose…

Y. G.
Il y a deux éléments dans le Bauhaus : le collectif et la jeunesse. Il y avait des maîtres, évidemment, mais aussi un groupe de très jeunes gens. Or, que font les très jeunes gens quand ils sont ensemble ? Ils font la fête !

On comprend, à la lecture du roman, que, si les femmes connaissent une certaine émancipation sociale, elles restent tout de même cantonnées à certaines activités, dont le textile, et n’accèdent pas à l’architecture…

Y. G. Lors de mes recherches, je me suis aperçue qu’une grande proportion d’étudiantes allait en section tissage, alors que le rapport talent-activité ne devait pas forcément être celui-là. En regardant de plus près, j’ai trouvé des anecdotes de femmes qui racontaient comment elles avaient été fortement incitées, après la première année, à aller en tissage, alors qu’elles avaient postulé en architecture ou en mobilier. Si elles n’acceptaient pas, elles perdaient leur bourse et devaient quitter l’école. Il y avait donc une pression. Même Marianne Brandt, qui est devenue maître de l’atelier métal, a été poussée dans l’atelier tissage à ses débuts.

Votre roman ne tombe pas dans l’admiration béate du Bauhaus. Vous gardez de la distance par rapport au sujet. Le narrateur parle de « théâtre de snobinards », de « panier de crabes »…
Y. G. C’est un rassemblement de jeunesse et de grands maîtres. Il y a forcément des problèmes d’ego absolument ingérables. Pour avoir pratiqué en école d’art, je sais qu’une telle assemblée peut tourner à la baston ! Mais je trouve au contraire cela intéressant et touchant, car on les a certes déifiés, mais ils étaient avant tout des êtres humains, et cette faiblesse fait aussi leur art et leur sensibilité. Il ne faut donc pas passer ce point sous le silence. Avoir appris, c’est tuer le maître tout en l’aimant encore. J’ai tué ma mythologie du Bauhaus, mais j’y reste attachée pour de bonnes raisons, et non plus simplement parce que les livres d’histoire le demandent.

Pourquoi avoir construit ce roman autour de Klee, et non pas de Gropius ou Kandinsky, par exemple ?
Y. G.
C’est un hasard incroyable ! J’ai commencé ce livre il y a quatre ans, et son exposition n’était pas encore annoncée au Centre Pompidou. Je n’avais pas prévu de me servir de ce personnage. Je n’ai jamais été très sensible à la peinture de Klee. J’étais plutôt du côté des radicaux : Malevitch et les autres. Puis j’ai lu les mémoires de Klee, ses carnets, les lettres que j’ai pu trouver… Et je suis tombée amoureuse de lui. C’était un homme d’une bienveillance incroyable qui, dans ses écrits, passe de l’hyperthéorique, l’hypercosmique, à ce qu’il va faire à manger le soir ou au rhume de son fils. Je trouve frappant et réconfortant qu’il garde les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Du coup, je me suis de plus en plus intéressée à sa peinture, et j’espère l’avoir ainsi mieux comprise. Mais c’est l’homme qui m’a intéressée avant tout. Il est devenu un personnage principal en cours d’écriture du roman.

La complexité sociale du Bauhaus, notamment la position de la femme, est-elle abordée dans l’exposition ?
O. G.
  Nous l’abordons par le biais des ateliers. Quand vous parliez de sacralisation rétrospective du Bauhaus, tout n’y était pas blanc. La place de la femme était encore conditionnée par des canons très conservateurs. Marianne Brandt va devoir se battre pour accéder à ce qui l’intéresse, c’est-à-dire le travail du métal. Et on va lui en faire baver. Finalement, ce qui est intéressant avec ces mouvements d’avant-garde – on peut aussi le dire de l’utopie décorative de la fin du XIXe et du début du XXe siècle –, c’est qu’ils se frappent aux mêmes écueils. Ce sont des mouvements initiés par des gens issus de la bourgeoisie ; qu’ils soient radicaux et en rupture avec leur temps et leur milieu, ils restent confrontés à des problèmes de caste sociale, de culpabilité. Si l’on regarde les Arts & Crafts et la personnalité fondatrice de William Morris, on retrouve exactement les mêmes ambiguïtés.

La fiction peut-elle apporter quelque chose à l’histoire ?
O. G.  En incarnant des personnages, en les mettant en situation, la fiction permet au lecteur – et donc au visiteur – de les remettre en contexte. Ce qui est très dur avec la modernité, aujourd’hui, c’est qu’elle est totalement digérée. Grosso modo, on ne fait plus vraiment de différence entre les avant-gardes. Montrez un fauteuil de Marcel Breuer à quelqu’un, il ne vous dira pas : « C’est radical, c’est incroyable », mais : « C’est classique. » Montrez lui un Degas incroyable, il vous répondra : « C’est un très joli tableau », mais il ne vous dira pas : « La perspective est complètement dingue, on n’avait jamais vu cela ! » Remettre en contexte est donc essentiel, parce que cela montre que la modernité et la création contemporaine sont toujours un combat.

Même encore aujourd’hui, l’impact de l’art contemporain sur la population est souvent minime, et peut même être négatif. La tension entre ce qui est important pour l’histoire de l’art et ce qui est significatif au regard de l’histoire contemporaine existe toujours.

à voir, à lire

Yannick Grannec, Le Bal mécanique, Éditions Anne Carrière, 540 p. , 22 €.

« L’Esprit du Bauhaus », jusqu’au 26 février 2017. Musée des Arts décoratifs, 107, rue de Rivoli, Paris-1er. Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarif : 8,50 et 11 €.
Commissaires : Olivier Gabet, Anne Monier. www.lesartsdecoratifs.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Olivier Gabet et Yannick Grannec : L’histoire du Bauhaus est éminemment romanesque

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