Art contemporain

Américaines, expressionnistes... et transparentes

Par Bénédicte Ramade · L'ŒIL

Le 18 octobre 2016 - 1600 mots

L’histoire de l’art est cruelle. À l’exception de Lee Krasner, qui peignait « comme un homme », les femmes artistes sont encore peu considérées au sein du groupe de l’expressionnisme abstrait américain, qui les a progressivement effacées de l’histoire.

Mais que s’est-il passé pour que l’histoire de l’art efface à ce point la présence des femmes artistes dans le groupe de l’expressionnisme abstrait américain, cette fameuse école de New York qui assura l’hégémonie artistique de l’Amérique ? Dans la grande entreprise de réhabilitation des artistes femmes au XXe siècle menée par les institutions muséales et académiques, et qui a déjà célébré les avant-gardistes Sophie Taeuber-Arp et Sonia Delaunay en Europe, l’exposition itinérante qui est partie du Denver Art Museum vers le Mint Museum de Charlotte avant de rallier Palm Springs puis la Whitechapel de Londres en 2017, entend bien réviser la place et l’importance des femmes de l’expressionnisme abstrait. Et il faut dire que celles-ci sont loin d’avoir eu une présence anecdotique.

Pourtant, à feuilleter la « bible » écrite sur le mouvement américain par Irving Sandler, Le Triomphe de l’art américain, aucune trace de l’une d’entre elles. S’il devait écrire l’ouvrage aujourd’hui, il ne rajouterait à ce club très fermé que Lee Krasner, épouse de Jackson Pollock, et surtout bien plus que cela. Son professeur, le très renommé Hans Hofmann, aurait dit d’elle que ses œuvres étaient si bonnes qu’on ne pouvait pas dire qu’elles avaient été faites par une femme. C’est dire ! Oui, Krasner peignait comme un homme des œuvres majestueuses comme ses Seasons de 1957, longues de plus de cinq mètres et conservées au Whitney. Mais son rayonnement est relatif.

À l’avant-garde de l’avant-garde ?
Les autres femmes ? Une seconde génération qui « n’avait pas le même statut que les hommes », selon Sandler. Elles figurent pour certaines au sommaire de son troisième volume consacré à l’école de New York et il les qualifie de colonisatrices de la peinture gestuelle. Elles apprécieront d’être marginalisées ainsi. La formule lacunaire a cela d’intéressant qu’elle questionne la valeur artistique de ces peintres. À l’aune d’une histoire de l’art écrite sous l’impératif de la créativité pionnière, du génie, de l’innovation et de l’inédit, peut-être que ces femmes n’ont pas toutes été à l’avant-garde du mouvement formé à la fin des années 1940. Cela les discrédite-t-il pour autant ?

L’histoire de l’art est cruelle. Il faut voir le temps qu’il aura fallu à Richard Pousette-Dart ou à Charles Pollock pour accéder à une meilleure reconnaissance historique. Pour autant, faut-il mettre sur le même plan Lee Krasner, Elaine de Kooning, Grace Hartigan, Joan Mitchell, Mary Abbott, Jay DeFeo et les plus mineures Ethel Schwabacher, Sonia Gechtoff ou encore Deborah Remington ? La réhabilitation et la révision historiennes ont cela de délicat que la reconnaissance de la place des femmes peut occulter le réel intérêt esthétique de certaines productions et sembler excessive, voire indûment vengeresse. L’entreprise est ardue et parfois peut frôler le déraisonnable. La faute au marché ? En une foi radicale dans le fait féminin ? Difficile de trancher. L’exposition américaine semble avoir choisi des œuvres adoubées par des collections muséales afin d’échapper à la pression des ayants droit ou des marchands, peut-être aussi pour attester de la valeur esthétique des œuvres.

Le crime figuratif
Joan Marter, à la tête du très volumineux catalogue de Denver, Women of Abstract Expressionnism, a procédé avec méthode, convoqué des études précises et passionnantes. Cependant, il est moins question des œuvres, de leur analyse, de la raison de leur choix, que d’expliquer la relative visibilité des femmes à l’époque et leur progressif effacement de l’histoire. L’argument esthétique est secondaire, l’important étant de défaire la transparence qui s’est progressivement établie. Ce fut moins le cas pour certaines, à l’exemple d’Helen Frankenthaler et de Joan Mitchell, présentes dans l’actuelle exposition de la Royal Academy, artistes remarquées, fortes personnalités, qui peignaient d’aussi grands formats que les hommes avec une originalité plastique qui fit autorité. Pour d’autres, la mise au ban s’expliqua par leur choix du figuratif, comme pour Elaine de Kooning ou Grace Hartigan, qui commit le « crime » de recourir à la figure dans la seconde moitié des années 1950, intolérable pour le critique hégémonique Clement Greenberg. Pourtant, cette artiste, inconnue de ce côté de l’Océan, connut un début de carrière tonitruant, exposée au MoMA en 1956 dans l’itinérante « Twelve Americans », vendant même à Nelson Rockfeller.

Un sexisme outrancier
Autre difficulté pour ces femmes : la difficulté d’être exposées et de vendre. Même représentée par la très en vogue galerie de Betty Parsons (une femme donc), Fine se verra écartée de l’écurie pour cause de trop faibles ventes. La solidarité féminine est donc bien relative. Joan Mitchell et Lee Krasner faisaient figure d’exceptions en exposant en galerie. De plus, pour cette dernière, être mariée à Jackson Pollock constituait un handicap dans sa reconnaissance. Elle se fera dire en 1949 dans un article d’Art-News qu’elle peignait comme on met de l’ordre dans un tableau de Pollock, avec une facture rangée.

Le sexisme des remarques est outrancier. Greenberg lui-même n’en est pas exempt. Il écrira de Grace Hartigan qu’elle n’est « même pas peintre ». Les femmes peuvent être des muses, des inspiratrices mais pas des alter ego, dans les esprits, elles restent cantonnées à la passivité. L’Action painting par des femmes, cela contrevenait au rôle qui leur était assigné. Certaines pensaient avoir trouvé la parade en recourant à un prénom masculin pour pseudonyme et échapper ainsi au conditionnement patriarcal et machiste du monde de l’art comme Corinne West devenue Michael West (une décision encouragée par le grand Arshile Gorky). Krasner elle-même préféra le diminutif Lee au lieu de son prénom Lena, trop féminin. Grace Hartigan choisit de signer George, en hommage à George Sand. Mais les effets escomptés furent imparfaits. Dans l’ensemble, l’existence était loin d’être simple pour ces femmes. Combien étaient-elles au juste ? Selon Gwen Chanzit, commissaire de l’exposition, une quarantaine, gravitant dans le cercle des peintres masculins de la Cedar Tavern et du Club, leurs lieux de discussion privilégiés.

Pourtant, seulement douze sont actuellement exposées. Un aveu de faiblesse ? Le musée a fait le choix de montrer plusieurs œuvres par artiste afin de donner à voir des ensembles plus cohérents qu’un saupoudrage. De plus, nombre d’entre celles repérées en qualité d’expressionnistes abstraites ont interrompu leur carrière à leur mariage, voire même détruit leurs œuvres comme Vita Petersen. Les obligations maritales, le maternage ont constitué autant d’embûches pour ces artistes à la trajectoire plus sinusoïdale que leurs comparses masculins. Celles qui ont réussi ont souvent claqué la porte de leur foyer, assumé une vie dédiée à l’art plutôt qu’à la famille. Cette émancipation était encore mal vécue dans la société américaine et demandait à ces femmes bien du cran.

Au milieu des hommes
Et artistiquement ? L’expressionnisme abstrait des femmes était-il si différent de celui des hommes ? Tout aussi tonitruant visuellement, d’envergure semblable, les distinctions selon Gwen Chanzit s’opéraient dans un ancrage au réel singulier, à des lieux précis, des biographies personnelles, des récits (Anna Karénine ou Antigone), le temps, une « expression picturale des choses » en somme. Mais de féminité patente, les critiques masculins auraient été de mauvaise foi. Frankenthaler pratiquait de manière athlétique, physique, loin de toute image d’Épinal assignant l’artiste-femme à une pratique précieuse. De son côté, Joan Mitchell affrontait des formats surhumains de plus de deux mètres, rien du tableautin timoré. Preuve du talent de ces femmes déterminées, elles exposaient (bien que rarement) à côté des héros de l’expressionnisme abstrait : Joan Mitchell non loin de Pollock dans l’exposition de Ninth Street, Michael-Corinne West avec Mark Rothko et Gottlieb en 1945 et en 1953, Helen Frankenthaler avec Franz Kline et Robert Motherwell dans la salle principale de la Stable Gallery pour l’exposition annuelle du mouvement. Ces artistes peignaient avec énergie, sérieux, osaient à partir du vocabulaire et du style expressionnistes, comme Perle Fine qui pratiquait le collage d’objets, utilisait de la peinture domestique, peignant à même le sol. Anne Ryan, comète du mouvement, meurt en 1954 en laissant près de 400 œuvres dont certaines sont dans les collections du Metropolitan Museum et du MoMA. À la fin des années 1950, Life, Time, Look, Cosmopolitan s’enflamment à propos de ces succès féminins, valorisent Frankenthaler, Mitchell ou encore Hartigan. Cela ne fera pas long feu.

Opportunisme ?
Mais alors, quelle serait la bonne solution pour mener cette réhabilitation ? Exposer les femmes ensemble, comme à Denver, pour en poser la légitimité et cesser de les comparer aux hommes ? Le risque est de les enfermer dans un « ghetto » féminin et féministe qui ne ferait que prolonger leur isolement tout en les rendant visibles. Ou, justement, faut-il proposer des confrontations à l’aveugle entre des toiles d’hommes et de femmes, comme à Londres, et s’appuyer ainsi sur la seule force des œuvres plutôt que sur la raison du genre (car celui-ci la présente de plus en plus le risque de l’alibi) ? L’exercice est loin d’être idéal car possiblement caricatural. Par cynisme, on pourrait aussi penser que l’expressionnisme abstrait des grands maîtres étant aujourd’hui très dispendieux à produire pour des musées secondaires, il est plus aisé de défendre une réhabilitation d’artistes plus modestes dont les œuvres seront aisément disponibles, les droits de reproduction plus bas. C’est une réalité qu’il ne faut pas occulter, elle sous-tend tout ce processus essentiel qui voit aujourd’hui des scènes entières être révélées. L’histoire de l’art n’en a toujours pas fini de son rapport à l’inédit et à la nouveauté : l’expressionnisme abstrait se réinvente désormais au féminin et trouve un second souffle. 

Les expositions

« Expressionnisme abstrait », jusqu’au 2 janvier 2017. Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres (Grande-Bretagne). Tous les jours de 10 h à 18 h, nocturne le vendredi jusqu’à 22 h. Tarif : 16,50 livres. www.royalacademy.uk Commissaires : David Anfam et Edith Devaney.

« Femmes de l’Expressionnisme abstrait », du 22 octobre au 22 janvier 2017. Mint Museum, Charlotte (États-Unis). www.mintmuseum.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°695 du 1 novembre 2016, avec le titre suivant : Américaines, expressionnistes... et transparentes

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