Le Jour où... Munch a peint le soleil

Par Pierre Wat · L'ŒIL

Le 28 septembre 2016 - 604 mots

Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.

On va encore me traiter de fou mais que m’importe, la folie n’est pas la moins fidèle de mes compagnes. Et puis j’ai toujours voulu peindre ma propre vie, le sens ne se trouve qu’à ce prix. Je crois qu’avec ce tableau-là, je vais atteindre une compréhension plus haute de l’univers. Car c’est le soleil que j’ai entrepris de peindre. Pas le joli soleil à travers les nuages, pas le mélancolique soleil couchant se reflétant sur la surface d’un lac, non, le vrai soleil : le soleil en face, cet œil qui nous regarde tous, impitoyablement ! On m’objectera que c’est impossible, qu’après bien d’autres naïfs aux rêves prométhéens, je vais me brûler les yeux et la vie. Mais justement, que vaudrait une expérience dont je ne serais pas affecté ? C’est là le sujet véritable de l’art, et mon seul credo. Je ne peins pas d’après nature – je ne peins pas ce que je vois, mais ce que j’ai vu. Que mon œil physique soit altéré, eh bien soit, c’est l’altération même, comme fusion de l’œil et du soleil, qui sera le sujet de mon tableau. L’art est la forme de l’image conçue à travers les nerfs de l’homme – son cœur – son cerveau – son œil. L’art est l’aspiration de l’homme à la cristallisation. La nature n’est pas uniquement ce qui est visible à l’œil, c’est aussi les images que l’âme s’en est fait – les images derrière la rétine. J’aspire à cette brûlure comme à une brèche féconde d’où surgira un splendide inconnu.

C’est cela, déjà, que j’ai vécu lorsque j’ai peint Le Cri, ce même surgissement fantomatique de l’inconnu. J’étais en train de marcher le long de la route avec deux amis – le soleil se couchait – soudain, le ciel devint rouge sang – j’ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis appuyé contre la grille – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-noir et de la ville – mes amis ont continué à marcher et je suis resté là, tremblant d’anxiété – et j’ai entendu un cri infini déchirer la Nature. Aujourd’hui, le soleil se lève et je suis là, de nouveau, mais seul, à l’affût d’un cri plus strident encore. Nous sommes face à face, l’astre et moi, pour un combat inégal que je me réjouis de perdre en beauté. Je dois aller vite si je veux capter la première impression, ce feu du ciel vu à travers ma rétine aveuglée. Jamais comme aujourd’hui je n’ai éprouvé l’unité du monde et de l’homme, ces ondes de l’éther qui relient les êtres et les choses. Pour exprimer cela, je dois aller au plus simple : rendre à grands traits cette sphère rayonnante qui est à la fois l’image du soleil, celle de l’œil irisé, et la forme de l’être. Car chaque être est entouré d’une gaine en forme de boule, qui rayonne vers le dehors, tel l’esprit diffusant la vie dans la matière inerte.

J’ai l’impression que mon œil se vitrifie à mesure que je peins. À moins que ça ne soit mon tableau qui se fasse vitrail sous l’irrésistible effet de la lumière. Œil, tableau, soleil, tout se confond en une ardente blessure. Ne pas voir l’éclatante lumière du soleil, c’est ne pas naître, a dit un père de l’Église. Moi, je suis en vie. Je continue mon chemin, j’avance dans la déchirure du jour. Rien ne m’est impossible, je suis peintre.

Hodler Monet Munch – Peindre l’impossible

du 15 septembre 2016 au 22 janvier 2017. Musée Marmottan Monet, 2, rue Louis-Boilly, Paris-16e. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h, nocturne le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 11 et 6,50 €.
Commissaire : Philippe Dagen.
 www.marmottan.fr 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°694 du 1 octobre 2016, avec le titre suivant : Le Jour où... Munch a peint le soleil

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