Henri Fantin-Latour, Un atelier aux Batignolles

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 26 septembre 2016 - 1113 mots

Présentée ce mois-ci dans l’exposition du Musée du Luxembourg, la toile, qui réunit Renoir, Zola, Monet et Bazille, est un manifeste de l’art du XIXe siècle.

Alors que tremble le Second Empire et que surgissent des tendances picturales radicales, Henri Fantin-Latour réfléchit à suturer la tradition et les avant-gardes, le passé et l’avenir, ce qui fut et ce qui sera. Lui qui passa son temps, tant de temps, à copier les maîtres anciens au Musée du Louvre, fut également l’admirateur du réalisme comme de la manière d’Édouard Manet, auprès duquel il exposa sa première œuvre au Salon en 1861. Lui, le peintre des fleurs et des portraits, sut toutefois déserter le réel pour sonder l’imaginaire et, loin de tout asservissement optique, se « faire plaisir », ainsi qu’il le confia à son marchand Edwin Edwards.

Son Atelier aux Batignolles, peint en 1870, n’est donc pas un plaidoyer en faveur de la nouvelle peinture, mais de la peinture tout court – celle des aînés et des contemporains, celle qui, ici ou là, enfante des chefs-d’œuvre, loin des écoles et des mouvements. Certes, six ans après son Hommage à Delacroix (1864), Fantin conçoit un nouvel exercice d’admiration – Manet, pinceau à la main, est bien le point focal et mental de la composition. Mais l’œuvre, qui réunit notamment Auguste Renoir, Émile Zola, Claude Monet et Frédéric Bazille, n’a pas valeur de manifeste ou de bréviaire ; chaude du souvenir de Rembrandt, de Véronèse ou de Courbet, elle dit la foi de son auteur dans la transmission comme dans l’héritage et érige Manet en centre névralgique.

Preuve en est : bien qu’il figure certains de ses protagonistes, Fantin n’entend pas célébrer l’impressionnisme naissant, auquel il sera toujours hostile, ni la bohème désargentée qui croupit sous les toits. Non, il représente de respectables bourgeois costumés, des boulevardiers élégants causant peinture dans un atelier que peuplent une statue antique de Minerve et un vase japonisant. Fantin prend le pouls du monde, mais n’en rajoute pas. Sobre, en retrait, même absent de la toile, il observe. Ce « distributeur de gloire aux génies de brasserie » (Edmond de Goncourt) sait que la modernité se joue ici, sans fanfare ni canon.

Biographie

14 janvier 1836 : Naissance à Grenoble
1854 : Entre à l’École des beaux-arts de Paris
1863 : Salon des Refusés
1864 : Il peint son Hommage à Delacroix
1870 : Récompense pour Un atelier aux Batignolles
25 août 1904 : Décède à Buré et enterré au cimetière de Montparnasse

Dans la toile

Émile Zola, esprit critique Costume noir et col amidonné, barbe fournie, Zola constitue, avec Manet, le second pôle du tableau. Il regarde ailleurs, vers l’ailleurs. Peut-être vers ce modèle qui nous échappe, extérieur à la scène et que seuls le peintre et l’écrivain paraissent contempler, manière de mieux solidariser leur entente.
Si le jeune homme de 30 ans n’est pas encore un grand écrivain, il est un journaliste féroce et un observateur zélé de la scène artistique parisienne. Ami de jeunesse de Cézanne, féroce défenseur de Manet, pour lequel il posa dès 1868, Zola est un homme dont personne, dans cet atelier industrieux, ne semble contester l’autorité – physique et intellectuelle.
Fantin, qui peindra bientôt un Coin de table (1872) réunissant notamment Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, connaît par cœur les cénacles littéraires et suggère les liens indissolubles qui fédèrent alors les artistes et les critiques. À Zola, du reste, revient un commentaire sagace sur les toiles de Fantin-Latour qui « ne sautent pas aux yeux, n’accrochent pas au passage ; il faut les regarder longtemps, les pénétrer, et leur conscience, leur vérité simple vous prennent tout entier et vous retiennent. »

Frédéric Bazille talent fauché Grand, très grand, le jeune Bazille domine de sa taille la composition. Il en impose. Il en cacherait presque Claude Monet, ainsi plongé dans l’ombre. De profil, il clôt la composition et, à nouveau, fait du peintre des Nymphéas une pièce surnuméraire, comme rapportée. Éloquent. Le jeune Montpelliérain partage avec Fantin-Latour les mêmes passions – Delacroix, Courbet et, surtout, Manet. Sa posture, tout à la fois noble et un peu ankylosée, est donc une marque de déférence et de révérence, celles que Fantin éprouve également envers l’auteur d’Olympia. Du reste, Bazille ne réalisa-t-il pas une toile parfaitement contemporaine représentant les mêmes protagonistes, dans l’atelier qu’il partageait avec Renoir, rue La Condamine, en ce quartier des Batignolles ? Et, pour ce faire, ne confia-t-il pas l’exécution de son propre portrait à Manet ?
Le 28 novembre 1870, quelques semaines après l’achèvement de ce tableau, le jeune Bazille, engagé volontaire pour défendre sa patrie contre la Prusse, meurt au front : il avait 28 ans, et ce visage fut l’un de ses derniers portraits.

Claude Monet, homme de l’ombre Rejeté dans l’ombre, à l’extrême droite de l’œuvre, comme peinant à intégrer l’espace du tableau, Claude Monet nous observe. Aucun regard pour l’œuvre en train de s’élaborer sous le pinceau de son aîné. Aucune écoute pour les mots ou les exclamations qui, sans doute, biffent le silence. Il est indifférent. Pire, il est absent. À eux, aux siens. Fantin-Latour insinue-t-il une rivalité entre Monet et Manet ?
Exprime-t-il, d’ores et déjà, son hostilité envers un impressionnisme qu’il fustigera dès sa première exposition, en 1874, soit quatre ans plus tard ? Pour désapprouver la peinture en plein air, s’amuse-t-il à cloîtrer et ainsi claustrer son ami taciturne ? En lui laissant la part de l’ombre, Fantin veut-il suggérer l’ambiguïté de Monet, voire son désir de reconnaissance que contrarie la gloire d’un autre ? Étrangement, le jeune Renoir, chapeau noir et mains croisées, paraît se recueillir plus solennellement que son compagnon de cordée. Serait-ce à dire qu’il accueillit mieux la peinture des autres et fut plus diligent envers les créations de ses aînés ? À n’en pas douter.

Édouard Manet, artiste moderne Assis devant son chevalet, Manet, barbe fauve, travaille à une œuvre. Le sculpteur et journaliste Zacharie Astruc, assis près de lui, est-il le modèle de cette toile dont on ignore tout, contrairement à l’assistance recueillie ? Ou l’objet de l’inspiration est-il par-delà l’espace du tableau, inconnu car invisible ?
Condamnant le regardeur à des hypothèses, Fantin-Latour reprend le dispositif des Ménines (1656) de Vélasquez et hisse Manet, qu’il admire sans réserve depuis leur rencontre en 1857, au rang des plus grands, sinon du plus grand. Manière subtile, pour Fantin, de rappeler l’importance du tropisme espagnol dans l’art de son aîné, et de dessiner une généalogie souveraine. Fantin-Latour rappelle combien l’artiste « moderne », incarné par ce Manet de 38 ans, ne pratique pas la table rase, mais, à l’image de Janus, regarde devant et derrière. Avec Baudelaire, auquel le peintre songea dans un premier temps rendre hommage, Fantin put déclarer : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable. »

Henri Fantin-Latour. À fleur de peau

du 14 septembre 2016 au 12 février 2017. Musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, Paris-6e. Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 19 h, nocturne le vendredi jusqu’à 22h. Tarifs : 12 et 8,50 €. Commissaires : Laure Dalon, Xavier Rey, Guy Tosatto. www.museeduluxembourg.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°694 du 1 octobre 2016, avec le titre suivant : Henri Fantin-Latour, Un atelier aux Batignolles

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